La ballade de Tom Dooley

En 1866, un ancien soldat confédéré Tom Dula est formellement accusé du meurtre de sa petite amie, Laura Foster, en Caroline du Nord. Pris d’un accès de colère, il lui aurait transpercé le coeur d’un coup de poignard et, deux ans plus tard, aurait été pendu pour ce crime. Ce qui semble être a priori qu’un fait divers sans importance deviendra rapidement une de ces « ballades meurtrières » si chères à la culture musicale des Appalaches, comme Frankie and JohnnyLittle Sadie ou encore Banks of Ohio. Mais voilà, était-il vraiment coupable ? 

Crédit: Jan Kronsell

Relâché d’une prison unioniste au printemps 1865, le soldat Tom Dula est alors âgé de 20 ans et décide de retourner chez sa mère, à Wilkes County. Il désire ardemment revenir auprès d’Ann Melton, une voisine avec laquelle il entretenait une relation avant la Guerre de Sécession. L’année suivante, l’ancien soldat s’acoquine avec Pauline et Laura Foster; non seulement ces deux nouvelles conquêtes sont des cousines d’Ann, mais cette dernière est marié depuis plusieurs années à un certain James Melton. Et comme si cela n’était pas suffisant, ils contractent tous la syphilis à cause… de Pauline. 

Puis, tout bascule le 25 mai 1866. Laura Foster s’enfuit de chez son père avec un de ses fidèles destriers; si le but avoué de sa fugue est de se rendre au Tennessee, elle part cependant dans la direction inverse, vers la maison des Dula. Quelques jours plus tard, le cheval revient seul, s’étant selon toutes apparences détaché. Une rumeur selon laquelle Dula et Ann auraient assassiné Laura commence alors à circuler à cause… de Pauline (décidément). Cette dernière est arrêtée, et questionnée; elle révèlera aux policiers l’emplacement exact de la tombe creuse où a été enterrée le cadavre de l’infortunée Laura. Le couple alarmé s’enfuit à bride abattue mais manque de chance car il est intercepté tout près de la frontière de la Caroline, grâce à un certain James Grayson. Ce dernier avait engagé l’ancien soldat confédéré afin de travailler sur sa ferme et participera à sa capture. Les deux suspects sont rapidement mis sous les verrous, et le verdict prend près de deux ans avant d’être prononcé. Dernier acte de cette comédie noire, Tom Dula signe une confession dans laquelle il exonère Ann de tout soupçon; il finit ses jours au bout d’une corde, alors que sa maîtresse mourra deux ans plus tard, des causes d’une fièvre foudroyante probablement due à sa maladie vénérienne. 

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Une des premières compositions consacrée au drame sera écrite par le Colonel Thomas Land, qui avait vécu à Wilkes après la guerre. Dans ce poème sur la mort de Laura Foster, l’ancien militaire fait référence à Dula et Melton sans les nommer dans la ligne « She met her groom and his vile guest » (« Elle a rencontré son fiancé et sa vile invitée »). Pour lui, il est évident que le couple était de mèche dans le meurtre de la pauvre Laura. S’il s’agit là avant tout d’une oeuvre littéraire, elle sera chantée à quelques occasions sur fond musical. Une autre pièce attribuée à Tom Dula existe aussi, néanmoins il est hautement improbable qu’il en fut l’auteur; celle-ci écrite à la première personne fait état d’un homme qui veut donner son banjo puisqu’il ne pourra plus en jouer après son exécution. Mais c’est en 1867, c’est-à-dire pendant que Dula est toujours en prison et attend le verdict, qu’est composé la populaire The ballad of Tom Dooley; c’est ce qui explique les paroles « You killed poor Laura Foster/And now you’re bound to die » (« Tu as tué la pauvre Laura Foster/Et maintenant, tu vas mourir »). Selon certaines sources, cette ballade aurait été conservée pour la postérité grâce à un certain Calvin Triplett qui vivait à Caldwell County, juste à côté de Wilkes, au moment des faits. S’il y a une modification au niveau du nom, « Dooley » est en fait la prononciation appalachienne de Dula.

 

Crédit: Jan Kronsell

Un premier enregistrement voit le jour le 30 septembre 1929, par le duo Grayson et Whitter. Si l’on reconnaît difficilement la mélodie à cause du violon, c’est pourtant la même qui subsistera dans des adaptations postérieures. Quelques strophes semblent être à la première personne, et une d’entre elles indique clairement que le protagoniste désire donner son violon car il ne lui sera plus d’aucune utilité bientôt – ce qui rappelle la pièce apocryphe attribuée à Tom Dula. Une particularité de la version de Grayson et Whitter, des détails sur la taille de la tombe sont donnés (4 pieds de long, 3 pieds de profondeur). Une deuxième mouture au banjo est interprétée en 1940 par Frank Proffitt, à qui le folkloriste de renom Alan Lomax attribuera à tort la paternité de l’oeuvre. Cependant, fait à noter, la tante de Proffitt lui a transmis la chanson, l’ayant fort probablement entendu de ses parents qui vivaient à Wilkes à la fin des années 1860. Un autre recenseur de chansons folkloriques étasuniennes, Frank Warner, gravera sur disque sa propre version en 1952.

Grayson et Whitter – Tom Dooley

Frank Proffitt – Tom Dooley

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Et, à peine quelques années plus tard, en 1958, c’est la version du Kingston Trio qui deviendra un énorme hit. Composé de Dave Guard, Bob Shane et Nick Reynolds, le trio choisit d’ajouter Tom Dooley à leur répertoire, en ralentissant le tempo. Résultat ? Près de six millions de disques seront écoulés et la goualante contribuera au boom du style folk à la fin des années 50 et début 60, influençant des artistes comme Bob Dylan ou Joan Baez. Un des ajouts du trio musical à la version de Proffitt sera un passage parlé au début de la chanson afin de bien souligner les mauvais présages qu’engendre un triangle amoureux.

Kingston Trio – Tom Dooley

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Plusieurs versions françaises de Tom Dooley voient le jour dès 1958, la même année que le Kingston Trio. Notons premièrement l’adaptation de Max François que chanteront les Compagnons de la Chanson et Philippe Clay sur les arrangements musicaux de Maurice Ricet. Dans celle chantée par Clay, ce dernier ajoute un couplet parlé avant d’entamer la chanson dans lequel il est révélé que Dooley aurait assassiné sa femme car elle l’avait trompé – ce qui n’est dans aucune des trois pièces en anglais. Peut-être voulait-il par là atténuer le meurtre de Laura Foster en prétextant un crime passionnel. L’année d’après, c’est la grande dame de la chanson Line Renaud qui reprendra le morceau, en y ajoutant une petite passe un peu plus « brésilienne », si on peut dire.

Les Compagnons de la Chanson – Tom Dooley (Fais ta prière)

Philippe Clay – (Fais ta prière) Tom Dooley

Line Renaud – Tom Dooley

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Le célèbre parolier Jacques Plante composera à son tour une autre mouture pour Henri Decker; les différences entre les deux chansons sont très marquées. Premièrement, celle de Plante est chantée à la première personne; deuxièmement, l’idée que Dooley aurait tué Laura parce qu’elle en aimait un autre est souligné plus explicitement. De plus, Decker affirme que le protagoniste serait né au Tennessee, alors qu’il venait de Caroline du Nord – ce qui a probablement facilité la rime. Enfin, le choeur affirme qu’il se balancera d’un chêne, un clin d’oeil au morceau de Proffitt/Kingston Trio (« Hanging on a white oak tree »). 

Henri Decker – Tom Dooley

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Paroles

Philippe Clay – (Fais ta prière) Tom Dooley

Les Compagnons de la Chanson – Tom Dooley (Fais ta prière)

Henri Decker – Tom Dooley

Line Renaud – Tom Dooley

Sources

 

 

La chanson du consentement – Tu veux ou tu veux pas

Chanteur brésilien peu connu hors de son pays natal, Wilson Simonal avait fait ses débuts comme crooner de rock n’ roll et chantre de calypso, avant de s’orienter sur les conseils de Ronaldo Boscoli vers la samba traditionnelle et la bossa nova. Rappelant par moment Harry Belafonte ou James Brown, il avait une certaine suavité de Carioca communicative.  Après son tournant musical, sa carrière prend de l’ampleur, et ce, malgré quelques controverses. En effet, Simonal interprétera une chanson sur l’emploi du sucre comme talc (Mamãe passou açúcar em mim) à une époque où la cocaïne fait des ravages autant dans les classes supérieures que dans les favelas. Puis, il s’approprie la pièce de Ben Jorge País Tropical, en modifiant les paroles et en y glissant des slogans commerciaux pour une compagnie pétrolière… avant même d’avoir acheté les droits. Il connaîtra aussi des démêlés avec la justice brésilienne lorsque la dictature des généraux prendra fin en 1984; si on l’accusera d’extorsion de fonds à l’endroit de prisonniers politiques, Simonal se défendra en disant qu’il n’était qu’un indicateur. Condamné, il sera ostracisé du monde musical brésilien, avant de mourir en 2000.

Outre les goualantes nommées plus haut, un de ses succès sera sans contredit Nem vem que não tem, composé par Carlos Imperial. Le titre de la chanson peut être traduit littéralement en français par: « Ne viens pas car tu ne l’auras pas ». C’est une expression signifiant qu’on demande l’impossible ou tout simplement si on ne veut pas parler d’un sujet avec quelqu’un. 

Wilson Simonal – Nem vem que não tem

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C’est en 1969 que la chanson fait son chemin jusqu’en France, par l’entremise d’un clarinettiste et saxophoniste jazz qui n’a pourtant rien d’un chanteur à la mode. Maigrichon, moustachu, avec des lunettes et un bob qu’il ne quitte jamais, Marcel Zanini se voit offrir par Léo Missir, directeur chez Barclay, l’adaptation française de Nem vem que não tem, signée par Pierre Cour. Devenue Tu veux ou tu veux pas, la pièce est enregistrée est une récidive du jazzman, puisqu’il avait sorti l’année précédente un 45 tours avec Un scotch, un bourbon, une bière comme goualante principale, et un autre disque Tout le monde aime ma baby en 1966.

Cependant, il y a un hic. Quelqu’un d’autre vient d’entendre la chanson, et désire la mettre ardemment à son répertoire, il s’agit d’une chanteuse qui a déjà interprété des pièces brésiliennes… Brigitte Bardot ! En effet, la plantureuse blonde estime que le sous-texte sexuel de Tu veux ou tu veux pas conviendrait beaucoup mieux à un sex symbol qu’à Zanini. Après une chaude lutte avec les producteurs, c’est l’homme au bob qui l’emporte et c’est son 45 tours qui se retrouvera dans les bacs et à la radio, avant celle de Bardot.  Ce sera un véritable succès pour le jazzman, qui enfilera coup sur coup plusieurs 45 tours dans les années 70, alors que la carrière musicale de Brigitte s’estompera après 1973. 

Peut-être lui avait-on demandé, pour le convaincre, s’il voulait ou ne voulait pas, que c’était comme-ci ou comme ça…

Marcel Zanini – Tu veux ou tu veux pas

Brigitte Bardot – Tu veux ou tu veux pas

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Paroles

Brigitte Bardot – Tu veux ou tu veux pas

Marcel Zanini – Tu veux ou tu veux pas

Sources

  • DELFINO, J. P. COULEURS BRASIL: Petites et grandes histoires de la musique brésilienne. Mercuès: Le Passage, 2014.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [http://www.encyclopedisque.fr/] Consulté le 20 décembre 2017.
  • ROSE, A., VALE, N. et CAÇADOR, J. Party Brazil Phrasebook 2014: Slang, Music, Fun and Futebol. Berkeley: Ulysses Press, 2014, p. 61.

Une chanson humoristique québécoise d’anthologie – Gros Jambon

Crédit photo: William Morris Agency

Texan de naissance, Jimmy Dean a connu une belle carrière en tant qu’acteur (dont son inoubliable Willard Whyte dans le film Les Diamants sont éternels) et businessman, mais c’est dans la chanson country qu’il a acquis ses lettres de noblesse. Il sort son premier disque, un 45 tours, en 1952 et devra attendre près de dix ans avant son grand hit, Big Bad John, en 1961. La genèse de cette goualante commence l’année d’avant; alors qu’il joue dans une pièce de théâtre, Dean fait la rencontre du comédien John Minto, mesurant un gigantesque 6 pieds 5 pouces (ou 198 centimètres). En y pensant, l’artiste commence à l’appeler « Big Bad John », et s’inspirant de ce surnom, il rédige en moins de deux heures une chanson éponyme lors d’un voyage entre New-York et Nashville.

Cette ballade relate l’histoire de Big Bad John, un mineur d’une force légendaire ayant quitté la Louisiane après un conflit meurtrier autour d’une femme (une « Cajun queen« ). Lors d’un coup de grisou, de nombreux ouvriers se retrouvent prisonniers et, croyant leur dernière heure venue, se mettent à pleurer et à prier; Big Bad John, soulevant une poutre de toute sa force, parvient à créer un passage pour que les mineurs puissent s’échapper. Une fois saufs, c’est alors qu’ils se rendent compte qu’il reste encore un homme au fond de la mine… lorsque celle-ci s’effondre pour de bon, devenant ainsi le tombeau du colosse au grand coeur.

Floyd Cramer, qui avait été engagé pour composer la musique au piano, décide plutôt d’ajouter un son de marteau tapant sur un morceau de métal, rappelant justement le bruit que faisaient les pioches et les pics dans les mines d’antan. Il a donné ainsi un goût de folklore américain à cette ballade, car cela rappelle la légende de Paul Bunyan et de John Henry. 

Jimmy Dean – Big Bad John

Cette chanson aidera grandement la carrière de Jimmy Dean puisque Columbia était sur le point de résilier son contrat, manque de succès musicaux; comme quoi Big Bad John a sauvé bien plus que les mineurs ! D’ailleurs, vu la réussite de ce single auprès du public, le chanteur country récidivera avec deux suites: Cajun Queen et Little Bitty Big John.

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La même année, l’animateur Réal Giguère reprendra à sa manière Big Bad John, en chantant une adaptation pour le public de la belle Province. En effet, nommé « Gros Jambon », le mineur herculéen est devenu québécois, ce que le narrateur reconnaît au fait qu’il « sacrait tout le temps », « mangeait ben des cretons » et à son poil frisé comme un mouton. D’ailleurs, c’est peut-être cet appétit qui lui a permis de prendre un peu de poids, puisqu’il fait désormais 300 livres et mesure 7 pieds (ou 213 centimètres et 136 kilos). Quant au choix du nom, il semble que le parolier Sicotte ait choisi de traduire « Big » par « Gros », et qu’il se soit inspiré des sons [j] et [b] de « Bad John » pour « Jambon ». Enfin, s’il y a eu ces quelques modifications, l’histoire demeure similaire puisque Gros Jambon sauve la vie de ses compagnons d’infortune en se sacrifiant.

Réal Giguère connaîtra une certaine popularité grâce à cette ballade, en la chantant à la télévision en 1961 et en vendant plus de 300 000 disques – même s’il n’était pas a priori un chanteur (le style parlé de la pièce a certainement aidé). Une autre personnalité québécoise, Léo Rivest, sortira aussi sa propre version à la même époque. Il faut noter que la seule différence entre les deux chansons est celle-ci: la seconde présente Gros Jambon comme étant un « Canadien ». Pourquoi ce changement ? Était-ce une décision politique ou est-ce que c’était tout simplement car ces termes étaient interchangeables pour la génération de Rivest ?  

Réal Giguère – Gros Jambon

Léo Rivest – Gros Jambon

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Paroles

Réal Giguère – Gros Jambon

Léo Rivest – Gros Jambon

Sources

Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de Frances S. Osgood sous le nom de « Seven Comstock miners ».

Croche blanche sur musique noire – Nougaro et le Jazz américain, première partie

Avant de devenir un musicien célèbre, Claude Nougaro a rêvé d’abord d’une carrière en journalisme, pour laquelle il quitte Toulouse à la fin des années 40. Il deviendra rapidement pigiste pour Le journal des Curistes et, parmi les sujets qu’il explore, il y a la chanson et la musique; déjà Nougaro perçait sous Claude. En 1952, il intégrera la rédaction du Journal de Vichy, puis L’Écho d’Alger et La dépêche de Constantine lorsque sa famille déménage en Algérie. Suivant toujours ses parents musiciens – son père était chanteur d’opéra et sa mère pianiste – il s’installe à Paris pour de bon. Tout au long de sa carrière de journaliste, Nougaro écrit en parallèle des chansons, qu’il offre à Marcel Amont (Le Barbier de Séville, Le Balayeur du roi) et Philippe Clay (Joseph, La sentinelle). Bien vite, Claude quitte le monde de la rédaction et se fait auteur-compositeur-interprète; il se produit sur scène, dans les cabarets (Le Lapin agile) de la capitale française, et enregistre son premier 45 tours en 1958. Mais le succès n’est pas encore tout à fait au rendez-vous, jusqu’à l’année 1962…

Cette année-là, Nougaro grave un 33 tours de 25 centimètres sans titre, aujourd’hui nommé Le Cinéma; il sera accompagné par Michel Legrand et son orchestre. Parmi les pièces de l’album, mentionnons Une petite fille, une chanson autobiographique dédiée à Sylvie, la compagne d’alors de Claude. Mais il y a un morceau qui marquera les esprits, et c’est Le Jazz et la Java, une reprise de Three to get ready de Dave Brubeck. Le thème est particulièrement intéressant, puisqu’il propose sur fond de jazz un « métissage » musical, alors que la ségrégation raciale rage à ce moment-là aux États-Unis, particulièrement dans le sud. Qui plus est, à cette époque, la java est considérée comme un genre propre à la génération d’avant par les jeunes car le rock et les yéyés commencent à conquérir le coeur de la jeunesse. Le pari est risqué, mais Nougaro l’emporte haut la main; Édith Piaf elle-même l’appellera à 2 heures du matin après avoir écouté un 45 tours comprenant Le Jazz et la Java. La Môme lui demandera de lui écrire des chansons, mais malheureusement sa mort prématurée mettra fin à cette collaboration qui aurait pu être fructueuse.

Claude Nougaro – Le Jazz et la Java

Dave Brubeck Quartet – Three to get ready

L’album Time Out de Brubeck avait été un véritable hit planétaire lorsqu’il est sorti en 1959; il n’était certainement pas passé inaperçu pour l’amateur de jazz qu’est Nougaro. Or, il y a un bémol à observer: beaucoup de sources (françaises) identifient la pièce du Toulousain comme étant adaptée d’un menuet ou d’une valse de Haydn, alors que la description sur la pochette du quatuor étasunien se lit ainsi: « At first hearing, Three to Get Ready promises to be a simple, Haydn-esque waltz theme in C major ». Il ne s’agit pas d’une véritable pièce de Haydn comme l’avancent certains, mais bien un pastiche créé de toutes pièces par Brubeck. Lorsque l’album original de Nougaro indique que la musique a été composée par Jacques Datin, d’après Haydn. Il va de soi que les droits d’auteur étaient un peu moins respectés à l’époque qu’aujourd’hui…

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Mais cette incursion dans le monde du jazz ne sera pas la seule pour le chanteur toulousain. En effet, deux ans plus tard, Nougaro récidive avec la pièce Je suis sous, récit amusant d’un homme déclarant à sa Marie-Christine qu’il ne boit plus alors qu’il enfile une quantité de jeux de mots qui portent à confusion (Je suis sous/saoûl, Je suis rond/Je suis rongé de remords). Cette chanson, qui est basée sur la trame musicale de I put a spell on you du flamboyant Screamin’ Jay Hawkins, sera reprise la même année par Philippe Clay.

Claude Nougaro – Je suis sous

Philippe Clay – Je suis sous

Screamin’ Jay Hawkins – I put a spell on you

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L’année d’après, Nougaro reprend une autre pièce de Brubeck, tirée du même album que Three to get ready; il s’agit de Blue rondo à la turk, un morceau très populaire du répertoire du groupe étasunien. Pour le titre, il s’inspire du film de Jean-Luc Godard, sorti en mars 1960, avec Jean-Paul Belmondo. Sortie sur le 33 tours Bidonville, la chanson raconte l’histoire d’un gangster tentant de s’enfuir des policiers avec sa Suzy et une malette remplie d’argent. Le style très rapide de la musique donne au ton un effet de panique qu’aurait justement un braqueur en cavale. Enfin, à 0:44, le protagoniste ajoute en écoutant la radio: « Je connaissais ce truc/C’était le Blue Rondo à la Turk/Dave Brubeck jouait comme un fou« . Sur le même album se trouve une autre chanson, simplement intitulée Armstrong, et qui reprend un Negro spiritual traditionnel, Go Down Moses. Inspirée par un verset de la Bible (Exode 8:1), la pièce originale compare la situation d’esclavage des Hébreux en Égypte à celle des Noirs aux États-Unis. Nougaro décide d’utiliser la trame musicale pour non seulement ridiculiser le racisme (Armstrong, un jour, tôt ou tard/On n’est que des os/Est-ce que les tiens seront noirs?/Ce serait rigolo), mais aussi pour rendre hommage au célèbre trompettiste. Fait à noter, Armstrong lui-même enregistrera Go Down Moses en 1958.

Claude Nougaro – À bout de souffle

Claude Nougaro – Armstrong

Dave Brubeck Quartet – Blue rondo à la turk

Louis Armstrong – Go Down Moses

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Puis, en 1967, il enregistre l’album Petit Taureau, sur laquelle se trouve une composition instrumentale du jazzman Sonny Rollins, inspirée d’une musique traditionnelle des Îles Vierges. Sur ce fond musical insulaire, Nougaro écrira une chanson truffée de rimes en [sɛ̃], intitulée À tes seins. Pourquoi ce choix particulier? Il y a évidemment le jeu de mots de la première strophe: « Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints« ; mais il semble que ce soit une référence à la pièce originale de Rollins, St. Thomas. D’ailleurs, sur la pochette du 33 tours que l’on peut voir ici en mortaise, le titre de la chanson de Nougaro n’est pas À tes seins, mais bien St. Thomas.

Claude Nougaro – À tes seins

Sonny Rollins – St. Thomas

L’attitude par rapport au droit d’auteur semble bien avoir changé depuis Le Jazz et la Java, sorti seulement cinq ans avant cet album. Et, pendant ce temps aux États-Unis, les Noirs obtenaient finalement l’abolition des lois de ségrégation raciale (Civil Rights Act de 1964) et le droit de voter sans discrimination (Voting Rights Act de 1965). Désormais, lorsqu’il y avait la java, le jazz(man) n’était plus obligé de s’en aller…

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Paroles

Philippe Clay – Je suis sous

Claude Nougaro – À bout de souffle
Claude Nougaro – Armstrong
Claude Nougaro – À tes seins
Claude Nougaro – Je suis sous
Claude Nougaro – Le Jazz et la Java

Sources

  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 23 août 2016.
  • LECOEUVRE, F. Le Petit Lecoeuvre Illustré: Histoire des chansons de A à Z. Monaco: Éditions du Rocher, 2015, p. 269.
  • LEMONIER, M. Claude Nougaro. France: City Editions, 2014.
  • PEREY, I. C. 120 ans de Chansons que l’on fredonne: Petites histoires & anecdotes. Paris: Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 128-130.

Lien utile

Pour un site francophone très détaillé sur l’histoire du jazz, veuillez visiter le Jazz Viking.

 

De l’Opéra de Quat’ sous à Armstrong en passant par Boris Vian – La complainte de Mackie

En 1728, John Gay a composé un opéra en trois actes intitulé The Beggar’s Opera, ou L’Opéra du gueux en français. La pièce mettait en scène MacHeath, un bandit de grand chemin sévissant dans les bas-fonds de Newgate, porte de Londres réputée pour sa prison. Désirant épouser Polly Peachum, MacHeath s’était attiré l’ire de son beau-père, un receleur qui décide alors de tout faire pour qu’il soit arrêté et éventuellement exécuté. « Mackie » parvient à se sauver une première fois, mais il est repris, et alors qu’il allait être pendu, sa sentence est suspendue pour plaire au public. L’idée originale de la pièce aurait été conçue par Jonathan Swift, mais celui-ci penchait plutôt pour un opéra pastoral entre assassins et putains; Gay préférera créer un opéra satirique. 

En 1928, la traduction allemande qu’Elizabeth Hauptmann avait faite de The Beggar’s Opera sera adaptée avec succès par Bertolt Brecht (paroles) et Kurt Weill (musique) sous le titre Die Dreigroschenoper. Assez fidèle à l’original, la nouvelle adaptation se passe dans l’Angleterre de la fin du 19e siècle, où l’amour impossible entre le criminel MacHeath et Polly Peachum mène le père de cette dernière à vouloir faire arrêter (et exécuter) son gendre. Sauvé in extremis, MacHeath reçoit le pardon de la reine Victoria avant d’être créer baron. Conçue comme une attaque contre la bourgeoisie et le système capitaliste, la pièce ne réussira pas tout à fait le « dynamitage de l’intérieur de l’art bourgeois » que désirait Brecht.

Lotte Lenya – Die Moritat von Mackie Messer

Parmi les pièces musicales utilisées ou créées par Kurt Weill, il y aura Die Moritat von Mackie Messer, probablement la plus connue de l’opéra. Cette chanson sera traduite une première fois dans les années 30, avant d’être ré-adaptatée à nouveau en 1954 par Marc Blitzstein sous le titre Mack the Knife. Le succès qu’aura ce morceau est assez éloquent: Louis Armstrong en fera un standard de jazz en 1956 et Bobby Darin l’immortalisera pour de bon avec sa version de 1959.

Louis Armstrong – Mack the Knife

Bobby Darin – Mack the Knife

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La première adaptation française de Die Moritat von Mackie Messer se fait lorsque l’opéra est transposé sur le grand écran en 1931. La chanson devient La complainte de Mackie grâce à André Mauprey, et elle est interprétée par Florelle, une chanteuse soprano très en vogue dans les années 30. Une autre version verra le jour la même année et sera chantée par la grande chanteuse réaliste Damia; il faut surtout remarquer la variation entre ces deux premiers morceaux, et comment la frénésie du tempo de la deuxième pièce y ajoute une dimension plus tragique, surtout la fin plus langoureuse.

Florelle – La complainte de Mackie

Damia – La complainte de Mackie

En 1956, l’artiste multidisciplinaire italo-française Caterina Valente entonnera La complainte de Mackie sur un fond de musique plus latinisant alors que, deux ans plus tard, Hugues Aufray reprendra cette goualante à une sauce beaucoup plus jazz, ayant été très certainement plus inspiré par la mouture d’Armstrong. C’est également en 1956 que Boris Vian réécrira une autre adaptation, qui sera interprétée par Catherine Sauvage. Avec l’ajout de scènes plus explicites (Jenny Towler agonise/Un couteau entre les seins) et en évitant les rimes plutôt simplistes de la première version, Vian donnera beaucoup plus de vivacité à la chanson. Il faut aussi dire que sa version est plus près de l’original allemand que celle de Mauprey.

Enfin, plus près de nous, la chanteuse hollandaise Laura Fygi chantera la pièce en français sur son album Rendez-vous; fait à noter, elle reprend les paroles de Vian mais sur un fond plutôt jazzé à la Armstrong. Depuis sa création, la pièce Die Moritat von Mackie Messer – créée avant tout pour l’adaptation d’une traduction – se sera incarnée et métamorphosée dans autant de langues et de musiques par son rythme accrocheur, un plaisir dont nous ne pouvons pas nous complaindre!

Caterina Valente – La complainte de Mackie

Hugues Aufray – La complainte de Mackie

Catherine Sauvage – La complainte de Mackie

Laura Fygi – La complainte de Mackie

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Paroles

Hugues Aufray – La complainte de Mackie

Damia – La complainte de Mackie

Florelle – La complainte de Mackie

Catherine Sauvage – La complainte de Mackie

Caterina Valente – La complainte de Mackie

Sources

  • DIETZ, D. The Complete Book of 1970s Broadway Musicals. Lanham; London: Rowman & Littlefield, 2015, p. 297.
  • FISCHBACH, F. L’évolution politique de Bertolt Brecht de 1913 à 1933. Vol. 2. Presses Univ. Septentrion, 1976.
  • TRAUBNER, R. Operetta: a theatrical history. Taylor & Francis, 2003, p. 11.

Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de Roland63perceval.