Un succès sur toutes les lèvres – Les sucettes

En 1966, France Gall n’a que dix-neuf ans mais sa carrière musicale en est à sa quatrième année; sur les conseils de son père, le parolier Robert Gall, elle a enregistré quelques chansons dès 1963. Si « Babou » obtient un premier succès avec Sacré Charlemagne, c’est sa collaboration avec Serge Gainsbourg qui lui fait accéder au statut de star. En effet, l’homme à tête de chou éprouve des difficultés à s’imposer comme chanteur, et cultive un nombre d’interprètes féminines pour certains de ses morceaux. Une de ses compositions, Poupée de cire, poupée de sonpermettra justement à la Lolita française de remporter l’Eurovision en 1965 au profit du Luxembourg. L’année suivante, Gainsbourg tente de récidiver en lui présentant Les sucettes, une goualante sur le thème des friandises, à première écoute inoffensive; l’idée lui serait venu lorsque la jeune femme lui aurait avoué aimer les bonbons à l’anis. France Gall l’entend et cela lui plaît tant qu’elle décide de la graver sur disque au studio Blanqui à Paris (sous la direction d’Alain Goraguer) sans jamais se douter du double sens présent. Le vidéoclip tourné pour la chanson évoque quant à lui des sucettes un peu plus phalliques…

La mélodie à la fois simple et enfantine est particulièrement efficace auprès des Français, et le 45 tours se vend assez bien. Si France Gall n’y voit au début que du feu, quelques esprits mal tournés ont compris le second degré qu’y a inséré le parolier; des rires moqueurs se font entendre lors des prestations de ladite pièce. Un jour, Gainsbourg lui demande à quoi Les sucettes font référence, et la jolie blonde de répondre naïvement qu’il s’agit de l’histoire d’une jeune fille qui achète des bonbons. C’est au retour d’un voyage au Japon qu’elle apprend la vérité de la part de Jean-Christophe Averty, sur un plateau de télévision; blessée et déçue, la jeune chanteuse jurera de ne plus jamais l’interpréter. Elle confiera un jour à Philippe Constantin l’avoir enregistré sans arrière pensée et, une fois la supercherie découverte, elle n’éprouve pas la moindre envie de sortir de chez elle. Lorsqu’on lui demandera par la suite pourquoi cette goualante controversée n’était plus à son répertoire, France répondra que ce n’était plus de son âge.

Quant à Gainsbourg, il a remporté son pari d’emberlificoter à la fois Gall, son public et les radios qui diffusent en masse cette chanson, en contournant de façon maligne la censure assez lourde de l’époque. Il l’enregistrera lui-même quelques années plus tard pour son album avec Jane Birkin, sorti en 1969…

Serge Gainsbourg – Les sucettes

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Paroles

Serge Gainsbourg – Les sucettes

France Gall – Les sucettes

Sources

  • ABRIAL, L. ET LECOEUVRE, F. Petites histoires des grandes chansons. Éditions du Rocher, 2017.
  • ECLIMONT, C. L. 1000 Chansons françaises de 1920 à nos jours. Paris : Flammarion, 2012, p. 279-280.
  • PERNEZ, P. France Gall : Comme une histoire d’amour. City Edition, 2015

Droits d’auteur

Une mutinerie révolutionnaire – Le cuirassé Potemkine

En 1905, la situation politique est critique en Russie impériale; une guerre commencée avec le Japon l’année précédente s’annonce désastreuse et devient de plus en plus impopulaire auprès du peuple russe. Une manifestation a lieu en janvier sur la place du Palais d’hiver et se termine par un bain de sang; cet évènement sera connu par la suite sous le nom de « Dimanche rouge ». Cette effervescence de révolte continuera tout le long de l’année jusqu’à la tenue d’une grève générale pendant une dizaine de jours jusqu’à ce que cède Nicolas II. Il existe cependant un évènement capital qui se produit le 27 juin et qui marquera les esprits: la mutinerie du cuirassé Potemkine.

Mouillant dans les eaux de la mer Noire, le bâtiment reçoit un ravitaillement de viande; cependant, selon certains, la viande est avariée et plusieurs matelots refusent leur portion, encouragés par un jeune agitateur marxiste, Matouchenko. Le capitaine du cuirassé Guiliarovski décide alors de fusiller des mutins pour l’exemple et ordonne à ses hommes de s’exécuter; Matouchenko parvient à les convaincre de ne pas tirer. Guiliarovski tire alors sur un des hommes au peloton avant d’être lui-même abattu; désormais, la mutinerie est déclenché et les matelots s’emparent d’armes et s’empressent d’occire des officiers supérieurs. Une fois fait, ils élisent à main levée un comité en charge du navire, avec Matouchenko à sa tête. Le Potemkine fait alors route vers Odessa, où il y a de nombreux remous politiques; après quelques jours d’ancrage dans la baie, le vaisseau quitte les eaux de Crimée en direction de la Roumanie. Convaincus qu’il n’y a désormais plus rien à faire, et que leur geste n’aura causé une révolution dans la flotte russe, les matelots se rendent aux autorités roumaines. C’est la fin de la mutinerie du Potemkine.

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Ces évènements inspireront le grand cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein qui filmera vingt ans plus tard un des grands chef-d’oeuvres du 20e siècle, Le Cuirassé Potemkine, un mélange saisissant de poésie et de propagande soviétique. Et c’est justement en le visionnant que Georges Coulonges décide d’écrire une chanson sur la mutinerie trois jours plus tard, obsédé selon ses dires par les images captivantes du film d’Eisenstein. L’écrivain la confiera à Jean Ferrat, qui passera de nombreux mois afin de trouver une musique qui convienne au ton révolutionnaire de la chanson. Lorsqu’il parviendra enfin à trouver la mélodie qu’il désire, le chanteur de l’Ardèche l’enregistrera, porté par les arrangements d’Alain Goraguer. 

Jean Ferrat – Potemkine

C’est alors qu’il est invité le 24 novembre 1965 à l’émission animée par Alain Raisner Âge tendre et Tête de bois que Jean Ferrat propose de chanter Potemkine. Toutefois, la censure étant assez sévère à l’époque, on refuse catégoriquement la chanson, considérée trop provocante; la direction fait savoir à Ferrat qu’il devra tout simplement en choisir une autre. Intransigeant, le chanteur quitte le studio et ce sera justement cette interdiction qui donnera une publicité retentissante à Potemkine. Comme quoi la censure a tendance à rendre une oeuvre souvent plus alléchante, en particulier lorsque celle-ci présente un thème révolutionnaire…

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Paroles

Jean Ferrat – Potemkine

Sources

  • BRIERRE, J. D. Jean Ferrat, une vie. Archipel, 2010.

Une danse tout en argot – La java javanaise

Alors qu’aujourd’hui la langue parlée dans les rues de Paris ne semble vibrer qu’aux inversions du verlan, c’était tout autre chose au 19e siècle. En effet, il y avait à cette époque de nombreux jargons propres à certaines professions; si le louchébem était le jargon des bouchers, le javanais était un argot particulier surtout restreint au monde « des coulisses et des filles ». Si l’origine du nom reste encore difficile à cerner de nos jours, la composition du javanais était toute simple: il suffisait d’ajouter « av » ou « va » après chaque syllabe, afin de confondre toute personne profane qui tenterait d’écouter une conversation entre initiés. Voyez si vous pouvez, à première lecture, comprendre la phrase suivante:

« Bavonjavour lesva avamavataveurs desva chavansavon! »

En 1956, Boris Vian compose La java javanaise dans laquelle il s’amuse à user de cet argot qui était alors en déclin, voire tout à fait tombé en désuétude. Après une première strophe en français, le même texte est répété et adapté en javanais, ce qui donne un mélange incompréhensible à l’oral. Et évidemment, le tout sur fond de java pour bien boucler la boucle!

L’année suivante, la pièce est offerte à Louis Massis, jeune comédien alors prometteur et qui fait partie des « Nouvelles Têtes de la Chanson », dont chaque membre enregistrera un disque le même jour. Malheureusement pour l’interprète, aucune des « Nouvelles Têtes » n’obtiendra de grands succès dans leur carrière respective. Ça a été fort dommage dans son cas, puisqu’il avait une certaine affinité pour le comique, ce qui transparaît beaucoup plus dans son interprétation d’une autre composition de Vian (Frankenstein). 

Louis Massis – La java javanaise

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Paroles

Louis Massis – La java javanaise

Sources

  • DELVAU, A. Dictionnaire de la langue verte: Argots parisiens comparés. Paris: E. Dentu Éditeur, 1867.
  • DICALE, B. Les Miscellanées de la chanson française. Sine loco: Fetjaine, 2011, p. 9.
  • VIAN, Boris. Chansons [éd. G. Unglik]. Paris: Christian Bourgois Éditeur, 1994 [1984].
  • VIAN, Boris. En avant la zizique [éd. G. Unglik]. Paris: Le Livre de Poche, 2006.

 

Aller simple vers une carrière – Le poinçonneur des lilas


AttachmentImage.ashxÀ la fin des années 50, Lucien Ginsburg est accompagnateur au piano dans certains cabarets, comme le Milord l’Arsouille. Peintre de profession, c’est cependant grâce aux tintements des touches d’ivoire qu’il arrondit les fins de mois… Mais derrière ce timide pianiste se cache un ambitieux artiste qui ne demande qu’à éclore. Encouragé par le parolier Francis Claude, Gainsbourg se produit en public et crée alors Le poinçonneur des lilas. Fort de cette première étape, il sait désormais que son rêve est accessible et il vient d’en subir les premiers transports ; brûleront ainsi les toiles de Lucien pour produire les crépitements de Serge. En effet, non seulement abandonnait-il l’art graphique au profit des réjouissances d’Euterpe dans cette métamorphose, mais l’homme à tête de chou se rebaptisait « Serge Gainsbourg », car Lucien était selon lui un prénom qui faisait trop garçon coiffeur pour rombières à bagouzes.

Serge Gainsbourg – Le poinçonneur des lilas

 S’inspirant de la vie des poinçonneurs des stations de métro – remplacés par des tourniquets en notre ère moderne – Gainsbourg dépeint un tableau aussi sombre qu’un tunnel : l’ennui guette, mine et plombe notre pauvre employé des gares. Les pages du Reader’s Digest ne feront que lui présenter d’avantage un monde ensoleillé, loin du triste boulot quotidien. Et bientôt les petits trous lui suggèrent d’en faire un dernier, tout près de la tempe…

Si Gainsbourg a écrit et composé la chanson (grâce aux arrangements d’Alain Goraguer, il faut le souligner, qui sortira un disque intitulé Du Jazz à la Une en 1958 avec le morceau en version instrumentale), il ne sera cependant pas le premier à l’endisquer. Cet honneur revient aux Frères Jacques, dont la version précède de quelques semaines à peine celle de l’homme à tête de chou.

Les Frères Jacques – Le poinçonneur des lilas


Mais là ne s’arrête pas le palmarès qu’engendre cette première création : reprise par plusieurs autres à la même époque – dont
Jean-Claude Pascal et Philippe Clay – la goualante permettra à Hugues Aufray de décrocher le premier prix d’un concours organisé par Europe 1 ! Et comme si cela n’était pas suffisant, c’est son maître à penser, Boris Vian, qui l’encense dans un article du Canard Enchaîné, daté du 12 novembre 1958 : « Allez, lecteurs et auditeurs prêts à bailler CONTRE, contre les fausses chansons et les faux de la chanson, tirez deux sacs de vos fouilles et raquez au disquaire en lui demandant le Philips B76447R« . On peut également entendre Bourvil fredonner le refrain dans le film La Grosse Caisse d’Alex Joffé (1965) ; après tout, le comédien interprète, aux côtés de Paul Meurisse, un poinçonneur de la RATP…

Clin d’oeil

Mais Gainsbourg aime bien la dérision, si ce n’est également l’auto-dérision. Lors de l’émission Premier Avril, diffusée le 1er avril 1966, un présentateur (Jean Yanne, semble-t-il) nous informe qu’il y a du nouveau dans la vie du poinçonneur des lilas. Et en voici la preuve :


Mais là ne saurait s’arrêter la beauté de la chose, puisque des travaux récents à Paris vont permettre le rallongement de la ligne de métro actuelle. Et une des nouvelles stations aura pour nom Les Lilas – Serge Gainsbourg. Que pensez-vous que siffloteront les usagers du métropolitain en voyant le wagon s’approcher avec ses petites roues, ses petites roues, toujours ses petites roues…

Paroles

Serge Gainsbourg – Le fossoyeur du cimetière de Pacy-sur-Eure

Serge Gainsbourg – Le poinçonneur des lilas

Discographie

Pour Serge Gainsbourg

1958 – 45 tours EP : Le poinçonneur des lilas/Douze belles dans la peau/La femme des uns sous le corps des autres/Du jazz dans le ravin 

1958 – Du chant à la une! : Le poinçonneur des lilas/La recette de l’amour fou/Douze belles dans la peau/Ce mortel ennui/Ronsard 58/La femme des uns sous le corps des autres/L’alcool/Du jazz dans le ravin/Charleston des déménageurs de piano

Sources

  • BOUVIER, Y.F. et VINCENDET, S. L’intégrale et caetera. Paris : Bartillat, 2005, p. 267.
  • PEREY, I.C. 120 Chansons que l’on fredonne : Petites histoires & anecdotes. Paris : Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 112-114.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopédisque.fr] Consulté le 23 mai 2014.
  • NOUVEL OBS [http://leplus.nouvelobs.com/contribution/817012-une-station-de-ma-tro-serge-gainsbourg-la-musique-est-sur-la-bonne-voie.html] Consulté le 23 mai 2014.