Tout va très bien, madame la Marquise… enfin, presque!

Devenue une véritable expression proverbiale signifiant la résignation devant une situation allant de Charybde en Scylla, la chanson Tout va très bien, madame la Marquise a une histoire bien à elle. Écrite et composée en une seule nuit par Paul Misraki, pianiste des Collégiens de Ray Ventura, la goualante décrivait les mésaventures d’une femme entendant tour à tour que sa jument venait de mourir, que le château était réduit en cendres et que son époux s’était suicidé… Misraki aurait entendu une histoire similaire de la part de Louis Gasté, membre des Collégiens, et cela l’aurait inspiré. Pourtant, un sketch de Bach et Laverne datant de 1931, ayant pour titre Tout va très bien, était vaguement similaire à ladite chanson – et, de fait, une comédie de Gabriel de Lautrec portait sur le même thème et a été montée en… 1893 ! Et, il paraîtrait qu’un thème similaire existe depuis le Moyen-Âge, dans la péninsule ibérique, comme l’explique le professeur Jean Lauand ici (texte en portugais). Tout allait très bien depuis assez longtemps semble-t-il !

Ray Ventura – Tout va très bien, madame la Marquise

Tout va très bien sera créée et enregistrée le 22 mai 1935, Grégoire Aslan assurant le rôle du valet devant annoncer les mauvaises nouvelles. Le morceau aura une telle renommée qu’il sera entonné par les ouvriers grévistes réclamant leurs deux semaines de congés payés en 1936 ! Une chanson populaire clamée par la classe populaire, et cela, à cause du Front populaire… 

Reprises

La chanson sera reprise plusieurs fois dans les années 60, par les Haricots Rouges, Tony Meler ou encore Les Venturas pour ne nommer que ceux-là. Il faut surtout mentionner une interprétation particulière devant public datant de 1967, avec Sacha Distel dans le rôle de la Marquise (!) et Jean-Pierre Cassel, Roger Pierre, Jean-Marc Thibault et Jean Yanne, qui interprètent les valets de service.

Il y a également une autre reprise, réunissant la Belge Annie Cordy et Pierre Perret, dans les rôles respectifs de la Marquise et du valet.

Enfin, soulignons le duo Carlos-Patrick Topaloff, accompagné par l’orchestre de Raymond Lefevre. 

Clin d’oeil

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, une version de Tout va bien, madame la Marquise fut chantée sur les ondes de Radio Londres ; cette fois-ci, il ne s’agissait plus de madame la Marquise, mais d’Hitler, demandant à Goebbels comment vont les choses. Le ministre de la propagande, pris de court, explique que les Allemands sont en train de perdre la guerre en Afrique et contre les Russes mais, à part cela, tout va bien… Une partition est disponible sur ce site à la page 24 et 25.

Hergé, le célèbre dessinateur de Tintin, reprendra la chanson pour une de ses bandes dessinées, mais il ne s’agira ni du reporter à la houpette, ni non plus des deux garnements bruxellois, mais bien de Jo, Zette et Jocko. En 1951, la goualante sera entonnée dans l’album « Le testament de M. Pump », par un bandit voulant simuler l’ivresse.

Le testament de M. Pump - Tout va très bien, Madame la Marquise

Il faut dire également que le chanson sera pendant longtemps associée à Ray Ventura et ses Collégiens. Pour s’en départir, ils produiront une parodie de leur propre succès, intitulée La Marquise voyage.

Ray Ventura et ses collégiens – La Marquise voyage

En 1940, avec l’arrivée du gouvernement de Pétain, Ray et ses Collégiens s’exileront en Amérique du Sud pour éviter la politique antisémite de Vichy. Parions qu’une fois la guerre finie, et de retour vers la France, Ray devait se dire que tout allait très bien, madame la Marquise, que tout allait très bien…

Reprise moderne

Enzo Enzo chantera à son tour la ritournelle pour son album Chansons d’une maman pour culottes courtes, en interprétant le rôle de la marquise et des valets. Cette version-ci conserve la mélodie originale, tout en y ajoutant un soupçon de jazz manouche qui donne corps à la rythmique.

Enzo Enzo – Tout va très bien, madame la marquise

***

Paroles

Enzo Enzo – Tout va très bien, madame la Marquise

Ray Ventura et ses Collégiens – La Marquise voyage

Ray Ventura et ses Collégiens – Tout va très bien, madame la Marquise

Discographie

1935 – 78 tours LP : Tout va très bien (madame la Marquise)/Je crois bien que c’est l’amour

1938 – 78 tours SP : La Marquise voyage (1ère et 2ème parties)

1950s – 33 tours LP : Tout va très bien (madame la Marquise)/Qu’est qu’on attend (pour être heureux)/Comme tout le monde/Près de vous dans le soir/Y’a des jours où toutes les femmes sont jolies/Je n’ai qu’un seul amour/Tiens !…tiens ! …tiens !/Sur deux notes/Maria de Bahia/Sans vous/Oui mon amour/Si la brise/Tant je suis amoureux de vous/J’ai peut-être tort/À la mi-août

1960s – 33 tours LP : Tout va très bien (Madame la marquise)/C’est toujours ça de pris/Vous qui passez sans me voir/Le général dort debout/Les moines de Saint-Bernardin/Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine/Je sais que vous êtes jolie/Toc, toc partout/Trois petits tambours

1964 – 45 tours EP : Tout va très bien, madame la Marquise/C’est toujours ça de pris comme disait ma grand-mère/Je sais que vous êtes jolie/Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine

1974 – 33 tours LP : Tout va très bien (Madame la marquise)/Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine/Le refrain des chevaux de bois/La musique vient par ici/Viv’ les bananes (parc’ qu’y a pas d’os dedans)/C’est idiot mais c’est marrant/C’est toujours ça de pris/Les chemises de l’archiduchesse/Comment vas-tu ?/Le lambeth walk/Tiens tiens tiens/La chamberlaine/On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried/It’s a long, long way to Tipperary

1975 – 33 tours LP : Tout va très bien (Madame la marquise)/Le général dort debout/Les trois mandarins/Chez moi (Venez donc chez moi)/C’est idiot mais c’est marrant/La petite île/C’est ce qui fait son charme/Les moines de Saint-Bernardin/C’est toujours ça de pris/La musique vient par ici/Trois petits tambours/Et puis d’abord… qu’est-ce que ça peut vous faire ?/C’est la rumeur publique/Le refrain des chevaux de bois

Sources

  • HERGÉ. Les aventures de Jo, Zette et Jocko. Palaiseau : Casterman, 2008, p. 34. 
  • LAUAND, J. « ‘Tout va très bien, madame la Marquise’ as Raízes Medievais do Humor » in Revista internacional d’humanitats, vol. 9, 10 (2006), p. 15-30.
  • PEREY, I. C. 120 chansons que l’on fredonne : Petites histoires et anecdotes. Paris : Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 31-33.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 8 juin 2014.

Du hit parade à la parodie – Les Élucubrations d’Antoine

En 1966, un jeune homme de 22 ans issu des rangs de l’École Centrale allait provoquer tout un tabac. Pierre Antoine Muraccioli, dit Antoine, lance après Autoroute Européenne Numéro 4 ses célèbres Élucubrations. Enregistrée en décembre 1965, la chanson fait tout de suite sensation, devenant première au hit-parade entre le 23 mars et le 13 avril, et Antoine vend près de 350 000 albums pendant cette période ! Dans cette chanson, Antoine y revendique ardemment le mode de vie hippie, alors en pleine éclosion dans le monde anglo-saxon, en parlant entre autres de cheveux longs et de chemises à fleurs ; c’est le début de l’époque yéyé. Il mentionne au détour également la pilule contraceptive, alors interdite en France et qui n’aura droit de vente qu’un an plus tard, sous la loi Neuwirth.

Antoine – Les Élucubrations

Antoine est cependant beau joueur ; il endisque la même année une autre chanson sur ses élucubrations, s’auto-pastichant alors dans Les contre-éculubrations d’Antoine. La chanson démarre exactement avec les premières lignes des Élucubrations d’Antoine, mais légèrement modifiées : « Ta mère t’a dit « Antoine, fais-toi couper les cheveux »/T’aurais mieux fait de le faire, tu serais beaucoup mieux/Comme ça, on serait les seuls à se faire remarquer/On serait les seuls à élucubrer ». Mais loin de se tourner en dérision, Antoine profite pour marteler sa philosophie – il se moque de sa gloire nouvelle et, surtout, de la jalousie des autres…

Antoine et les Problèmes – Les Contre-Élucubrations

Le chanteur yéyé reprendra son succès en espagnol (Les lucubraciones de Antoine), en italien (Le Divazioni d’Antoine) et aussi en allemand (Ich, Antoine). En 1978, il reprendra encore une fois sa célèbre chanson dans Elucubrations revisited.

***

Évidemment, le succès inespéré d’Antoine ne plaît pas à tout le monde, et les réponses, voire les parodies, fusent. Le chanteur à la chemise à fleurs est premièrement pastiché par Jean Yanne et Jacques Martin, sur un disque 45 tours contenant deux plages par face. On y entend les Émancipations d’Alphonse (parodie champêtre), les Pérégrinations d’Anselme, les Préoccupations d’Antime (parodie homosexuelle) et les Revendications d’Albert (parodie communiste), les quatre repiquant certains thèmes abordés par Antoine comme les cheveux longs, les chemises à fleurs, l’engagement à gauche et Yvette Horner. D’entre les quatre, les Pérégrinations d’Anselme frappent le plus fort: « Alors je fis le geste qu’Antoine aurait dû faire/je pris mon oeuvre en main et me la mis au derrière« .

Les Émancipations d’Alphonse

Les Pérégrinations d’Anselme

Les Préoccupations d’Antime

Les Revendications d’Albert

***

Puis, c’est le tour de Jean-Michel Rivat, avec ses Hallucinations d’Édouard, de se payer la tête du chanteur avec une caricature à gros traits. Non seulement décide-t-il de tourner en ridicule les cheveux longs et les chemises à fleurs d’Antoine, mais la pochette du disque le présente grimé en « Léon« , nom affectueux dont il affuble l’artiste hippie. D’ailleurs, il suggère à ce même Léon de renier l’harmonica au profit de l’accordéon, instrument de prédilection de la Horner ! Cependant, la chanson sera interdite de vente à cause d’un litige. En effet, on accuse « Édouard » de plagiat, et c’est Rivat lui-même qui répondra par une autre goualante « N’aie pas peur Antoinette« …

Jean-Michel Rivat – Les Hallucinations d’Édouard

***

Pierre Gilbert, humoriste très peu connu aujourd’hui, se mêle également de la partie. Ayant auparavant pastiché les yéyés en 1963, il s’en prend aussi à Antoine en enregistrant Les Antoineries, en 1966Gilbert, d’un certain âge, se moque de cette nouvelle mode jeune, qu’il ne comprend manifestement pas et qu’il trouve ridicule. Fait intéressant, ce qui distingue particulièrement cette parodie-ci des autres est l’évocation des études en ingénierie du chanteur. Toutefois, Gilbert insiste sur le fait que si Antoine construisait des ponts, il ne les utiliserait certainement pas. Que de mauvaise foi, Pierre !

Pierre Gilbert – Les Antoineries

***

Mais cela ne s’arrête pas là ! Une des phrases les plus assassines de la chanson originale attaque directement l’idole des jeunes, Johnny Hallyday : « Tout devrait changer tout le temps/Le monde serait bien plus amusant/On verrait des avions dans les couloirs du métro/Et Johnny Hallyday en cage à Médrano« . Le rockeur réplique par une chanson ayant pour titre une phrase que Schopenhauer employait pour décrire les femmes : Cheveux longs et idées courtes. Johnny s’y laisse aller, se moquant du pacifisme prôné par Antoine (en faisant allusion entre autres aux immolations de moines au Viet-Nam). Et si le solo d’harmonica n’avait pas suffi au clin d’oeil moqueur qu’il fait à Antoine, Hallyday persiste et signe : « Si les mots suffisaient/Pour tout réaliser/Tout en restant assis/Avec les bras croisés/Je sais que dans une cage/Je serai enfermé/Mais c’est une autre histoire/Que de m’y faire entrer…« 

***

Cette guerre déclarée entre le rockeur et le yéyé provoque les commentaires de quelques compères du milieu de la chanson. La même année, France Gall expose le conflit – tout en adoptant une position plutôt neutre – dans sa pièce La Guerre des Chansons, où elle se demande pourquoi c’est : La guerre des chansons/À coups d’harmonica/De guitare sous le bras/Ils se dévorent comme des lions/Et tout ça, à cause des cheveux longs. Pacifiste, elle ajoute même qu’elle aime cette « guerre » puisque les seules victimes sont l’amour-propre des deux chanteurs.

France Gall – La guerre des chansons

Éternel rival et ami de Johnny Hallyday, Eddy Mitchell lui aussi se prononcera sur la situation, en chantant sa Chronique de l’an 2000. Enfin, il paraîtrait que le chanteur du plat pays, Jacques Brel lui-même, aurait glissé une allusion à Antoine dans sa chanson Les Bonbons 67. Interprétant un personnage un peu benêt, le grand Jacques tente en vain de reconquérir son ancienne flamme en lui disant comment il a évolué depuis leur dernière rencontre. Il faut bien noter qu’il y a une allusion à des cheveux qui poussent (et qui sont peut-être longs), et à la paix au Viêt-Nam… 

Germaine, j’écoute pousser mes cheveux
Je fais « glouglou », je fais « miam miam »
Je défile criant: « Paix au Viêt-Nam ! »
Parce qu’enfin, enfin, j’ai mes opinions !

Jacques Brel – Les bonbons 67

***

Clin d’oeil

Assurancetourix chante les Élucubrations

La chanson phare d’Antoine fera même des vagues dans le monde de la bande dessinée! Goscinny, aimant ajouter des références souvent anachroniques dans Astérix, s’en donnera à coeur joie dans l’album Astérix et les Normands. Lorsque le barde gaulois mal-aimé sera encouragé à chanter devant les terribles envahisseurs du Nord, il choisira d’interpréter une pièce beaucoup plus dynamique et moderne que d’habitude: Les Élucubrations… d’Assurancetourix! On peut d’ailleurs remarquer que les paroles originales sont légèrement modifiées pour marquer son caractère gaulois, puisqu’il s’agit ici de « tresser » les cheveux, et non de les couper!

***

Paroles

Antoine – Les Élucubrations

Jacques Brel – Les bonbons 67

Édouard – Les Hallucinations d’Édouard

France Gall – La guerre des chansons

Pierre Gilbert – Les Antoineries

Johnny Hallyday – Cheveux longs et idées courtes

Jean Yanne et Jacques Martin – Les Émancipations d’Alphonse
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Pérégrinations d’Anselme
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Préoccupations d’Antime
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Revendications d’Albert

Sources

  • CHAUVEAU, S. « Les espoirs déçus de la loi Neuwirth », in Clio : Histoire, femmes et sociétés (Vol. 18), Toulouse : Clio & Presses Universitaires du Mirail, 2003.
  • GOSCINNY, René et UDERZO, Albert. Astérix et les Normands. Dargaud: Saint-Amand, 1992, p. 43.
  • MARTINI, E. La Femme : Ce qu’en disent les religions. Sine loco : Éditions de l’Atelier, 2002, p. 18.
  • PESSIS, J. et LEDUC, E. Chronique de la chanson française, Éd. Chronique, 2003, p. 116.
  • PLATZER, F. Le Top 100 de la chanson française. Paris : Ellipses Éditions, 2014, p. 98-99.
  • TACHIN, A. Amie et Rivale : La Grand-Bretagne dans l’imaginaire français à l’époque Gaullienne (Vol. 3). Bruxelles : Peter Lang Editions, 2009, p. 229.
  • VINYL MANIAQUE [http://www.vinylmaniaque.com/repertoire3/scans-recap-8bis-elucubrations.html] Consulté le 28 décembre 2013.