Ingénieur des Ponts et Chaussées de formation, Guy Béart a toujours eu le désir d’écrire et d’interpréter des chansons. Ses premières ébauches ont lieu à La Colombe, un restaurant-cabaret situé dans le 5e arrondissement à Paris où il se produit une à deux fois par semaine; c’est là qu’il rencontre de nombreux poètes et écrivains comme René Fallet, André Vers et André Hardellet. Ce dernier avait composé en 1952 un recueil de poésie, La Cité Montgol, qui sera l’inspiration pour une des chansons les plus marquantes du répertoire de Béart. En effet, en lisant un poème s’intitulant Au Tremblay, il tombe sur les vers suivants:
Si tu reviens jamais danser Chez Temporel, un jour ou l’autre Pense à ceux qui tous ont laissé Leurs noms gravés auprès du nôtre.
Tout de suite, le jeune chanteur est frappé par le mot Temporel – vraisemblablement le nom du propriétaire d’une guinguette où Hardellet allait danser (selon A. Vers) – et compose une mélodie le mettant en relief. La musique rappelle justement ces valses musettes d’une autre époque, avec un accordéon marquant la cadence; le texte souligne la nostalgie passée des bals populaires, où les jeunes y trouvaient des amours éphémères. Quant au titre, Béart décide tout simplement d’adopter Bal chez Temporel, au grand dam du poète Hardellet, car cela représentait mieux l’esprit de la chanson. L’année suivant la sortie de l’album de Béart, c’est Patachou qui immortalisera sa propre version de la goualante, accompagnée à l’accordéon par Joe Rossi. D’autres vedettes de la chanson française interpréteront aussi la pièce, comme Renée Lebas, Lina Margy, Marc Ogeret, Josette Privat, Cora Vaucaire…
Guy Béart – Bal chez Temporel
Patachou – Bal chez Temporel
Cette pièce marquera tant son chanteur qu’il baptisera la maison de disques qu’il a fondée en 1964 du même nom, Temporel. Après toutes ces années et le décès de Béart, cette chanson parvient toujours à insuffler un certain vague à l’âme à son auditeur, ce qui nous permet d’affirmer qu’elle sera toujours écoutée et donc intemporelle…
***
Paroles
Guy Béart – Bal chez Temporel
Patachou – Bal chez Temporel
Sources
PEREY, I. C. 120 ans de chansons que l’on fredonne: Petites histoires et anecdotes. Paris: Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 108-109.
Chanteur de la Belle Époque, Montéhus est né le 9 juillet 1872 sous le nom de Gaston Mardochée Brunswick dans une famille juive issue de la bourgeoisie. Alors qu’il entame son service militaire, l’affaire Dreyfus éclate – ce qui le poussera à devenir un antimilitariste tout le long de sa vie et, a fortiori, dans ses chansons… Évidemment, la caserne n’est certes pas le meilleur endroit pour les ritournelles de ce genre et cela vaudra à Brunswick quelques séjours au cachot. Après un bref passage à Chalon-sur-Saône, où il est défait lors d’une élection – et poursuivi par des militaires à la manque qui distribuent des tracts contre « le Juif Brunswick » – l’antimilitariste s’installe à Paris en 1902. C’est alors qu’il change de nom pour devenir Montéhus et trouve des compositeurs pour accompagner ses goualantes. Il dépose sa première chanson à la S.A.C.E.M. en 1904, Du pain ou du plomb. Se rapprochant des positions de Gustave Hervé, il chante en 1907 Gloire au 17e, rengaine soulignant l’action de soldats du 17e régiment qui, ayant eu ordre de tirer sur des viticulteurs lors de la révolte des vignerons.
Gloire au 17ième
En 1905, Montéhus créera une chanson qui causera un véritable scandale au sein de la société française. Anticipant la 1ère Guerre mondiale de quelques années, la chanson La grève des mères se veut une dénonciation de la guerre, de la jeunesse servant de chair à canon et encourage les mères – telles des Lysistratas de la fécondité – de ne plus donner de fils à sacrifier aux bourreaux.
Cette goualante sera tellement mal reçue, non pas par la critique mais par la censure, qu’un juge déclarera que La grève des mères est une chanson abortive… Montéhus passera donc devant les tribunaux pour incitation à l’avortement (!) et sera condamné à deux mois de prison – peine plus tard convertie en une lourde amende à payer. Mais là ne s’arrêtera pas les réactionnaires – la rengaine sera également frappée d’interdit d’exécution publique et la partition ne pourra plus faire l’objet de colportage.
La grève des mères
Ami de Lénine, membre du Grand Orient de France, socialiste antimilitariste, Montéhus tournera pourtant casaque en 1914, embrassant la cause de la Grande Guerre. Trahison ? En fait, la fatalité d’une guerre inévitable, de même qu’un rapprochement de Gustave Hervé avec le patriotisme l’ont probablement incité à effectuer cette volte-face. Signe que les choses changent avec le temps, Montéhus – pourtant harcelé par la droite militariste quelques années plus tôt – recevra la Croix de guerre en 1918 pour ses chants patriotiques!
Lettre d’un socialo – Interprétation de Marc Ogeret (circa 1970-80)
Cependant, le patriotisme est de courte durée et le chanteur de la Belle Époque revient à ses premières amours. En 1919, Montéhus compose La butte rouge (sur une musique de Georges Krier), chanson rappelant la bataille de la Somme et du massacre qui s’en suivit. Probablement la pièce la plus connue du répertoire de Montéhus, elle sera reprise par nombre d’artistes, de Francis Marty à Zebda, en passant par Yves Montand et Claude Vinci!
La butte rouge – Interprétation de Francis Marty (circa les années 20)
La butte rouge – Interprétation de Leny Escudero
La butte rouge – Interprétation de Marc Ogeret
La butte rouge – Interprétation de Zebda
Au début des années 30, Montéhus se rapproche de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) et écrit une ritournelle pour le chef du Bloc populaire,Léon Blum, Vas-y Léon. Mais ses meilleures années étaient déjà derrière lui et l’antimilitariste est désormais considéré ringard, dépassé et désuet. De plus israélite, Montéhus sera contraint de porter l’étoile jaune et ne pourra plus toucher les droits de ses chansons à la S.A.C.E.M. sous l’occupation. Lors de la Libération, le révolté de la première heure créera une pièce à la gloire du Général, intitulée Le chant des Gaullistes. Enfin, après avoir reçu la Légion d’honneur en 1947, Montéhus décédera le 31 décembre 1952. Mireille Osmin, secrétaire fédérale de la Seine, le qualifiera de « libertaire plus que socialiste, révolté plus que révolutionnaire ». Entre 1963 et 1964, Christian Borel reprendra les goualantes de Montéhus dans un 33 tours intitulé fort à propos Les chansons de Montéhus. Homme profondément convaincu et à la plume politique, l’auteur de La grève des mères demeure un peu oublié aujourd’hui, malgré le regain d’intérêt pour la chanson engagée dont il fut certainement l’un des précurseurs.
1963 – 33 tours LP : La butte rouge/On n’devrait pas vieillir/La grève des mères/N’insultez pas les filles/Gloire au 17ème/La vierge rouge/Ils ont les mains blanches/Au lieu d’acheter tant d’aéros/Si vous voulez des gosses/Le chant des jeunes gardes
1964 – 45 tours EP : Montéhus/La vierge rouge/Gloire au 17ème/Le chant des jeunes gardes
Sources
DICALE, B. Les Miscellanées de la chanson française. Paris : Fetjaine, 2009, p. 120.
VILLATE, L., BLOCHE, P. et alli. Socialistes à Paris : 1905-2005. Grâne : Éditions Creaphis, 2005, p. 45.