L’homosexualité et la chanson française 1900-1950

Le 12 juin 2016, la communauté gaie d’Orlando a été la cible d’un ignoble attentat qui a coûté la vie à 49 personnes. Il s’agit d’un autre douloureux chapitre dans l’histoire déjà lourde de l’homophobie, et un recueillement ne saurait être inutile pour dénoncer ce genre de haine qui n’a aucune raison d’être.
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L’homophobie a longtemps véhiculé au sujet de l’homosexualité de nombreux stéréotypes. Parmi ceux-ci, notons le fait d’être très efféminé, un cliché qui a la vie dure; présent dans plusieurs sphères de la culture, il a souvent été propagé par l’entremise de la chanson et nous n’y échappons pas. Pensons à un artiste du début du siècle, à l’époque du caf’ conc’, Dranem. De son vrai nom Armand Ménard, il aura longtemps tenté de se tailler une place dans le genre du comique troupier jusqu’au jour où il crée son propre personnage. Portant un costume à carreau et un chapeau mou, l’artiste se forgera un personnage efféminé qui sera désormais sa marque de commerce. À son répertoire, notons la chanson assez évocatrice Le trou de mon quai. Cette pièce, dont le titre est une contrepèterie évidente, élabore au sujet de la construction du métro à Paris, et crée un parallèle entre le forage souterrain de la ville et… vous l’aurez deviné. Une autre chanson du même Dranem porte également sur ce thème – Henri, pourquoi n’aimes-tu pas les femmes? – et cultive l’idée que l’homosexualité est un genre que l’on se donne: Ce n’est peut-être après tout /Qu’un manque d’habitude /La vérité, voyez-vous /C’est une attitude. Ces pièces demeureront des classiques du répertoire de la chanson interlope, étant encore de nos jours interprétées pour un public averti et souvent marginal. 

Dranem – Le trou de mon quai

Dranem – Henri, pourquoi n’aimes-tu pas les femmes?

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Cet état de fait se poursuivra par la suite, comme le démontre la chanson Le p’tit roux du faubourg Saint-Martin que chantera Fortugé, un émule de Dranem, pendant les années folles; on y remarque aussi une allusion évidente à la sexualité masculine: Ah, si j’habitais Pékin/J’serais l’plus beau des pétrousquins/Je m’ ferais une belle queue tous les matins/Avec mes cheveux rouquins. Ici, le terme « pétrousquin » peut signifier à la fois un paysan crédule et un postérieur. Les hommes ne seront pas les seuls à être tournés en dérision par la chanson, puisque les femmes queer auront elles aussi droit à des clichés. Georgel créera La Garçonne, au sujet d’une travestie qui « pour être l’égale de l’homme, il lui manque quelque chose« . Il va de soit que ce genre de phrase assassine serait certainement moins acceptable de nos jours! Mentionnons enfin Imprudentes! de Georgius, dont les premiers mots parlés sont « une chanson efféminée » et dont le texte présente un « damoiseau » qui attend un « grand géant barbu » au bois de Boulogne, un lieu bien connu des Parisiens pour ses fréquentations nocturnes homosexuelles. 

Fortugé – Le p’tit rouquin du faubourg Saint-Martin

Georgel – La Garçonne

Georgius – Imprudentes!

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Il y a cependant des exceptions de taille du côté féminin, comme le morceau Ouvre chanté par Suzy Solidor en 1933. Solidor, qui était réellement lesbienne, interprète avec certains sentiments – très loin du « camp » de Dranem ou Fortugé – une chanson d’amour au sujet d’une femme. Le morceau sera un peu trop sulfureux pour l’époque et sera apparemment censuré. Quelques années plus tard en 1936, on la verra au cinéma, à l’affiche de La Garçonne, une transposition du roman éponyme de Victor Margueritte. Dans ce film, une jeune bourgeoise interprétée par Marie Bell décide de se débaucher en allant dans un cabaret lesbien, où elle se fera draguer par la même Solidor et… Édith Piaf!

Suzy Solidor – Ouvre

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Pendant cette même période, plusieurs goualantes feront également référence à des hommes travestis, comme C’était une fille, interprétée par nul autre que Maurice Chevalier. Ce genre de pièces interlopes aura semble-t-il un véritable essor en France pendant l’entre-deux-guerres, avant de s’amenuir pendant l’Occupation allemande, surtout à cause de la loi du 6 août 1942. Une fois la guerre finie, l’humeur et surtout l’humour reviendront au beau fixe, et les clichés reprendront de plus belle, comme la pièce Ils en sont tous de Robert Rocca le prouve. L’enregistrement de cette pièce a été effectué devant public, et le rire des gens présents démontre que ce style de chansons était toujours vivant et bien portant.

Robert Rocca – Ils en sont tous

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Paroles

Dranem – Henri, pourquoi n’aimes-tu pas les femmes?
Dranem – Le trou de mon quai

Fortugé – Le p’tit rouquin du faubourg Saint-Martin

Georgel – La garçonne

Georgius – Imprudentes!

Édith Piaf – La garçonne

Robert Rocca – Ils en sont tous

Suzy Solidor – Ouvre

Sources

Ça fait d’excellents Français…

En 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate en Europe juste après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne. La France, alliée À Varsovie, déclare la guerre à Hitler avec les conséquences que nous connaissons. Afin de rallier les troupes, de fouetter le moral de la soldatesque et des autres Français, plusieurs écrivent des chansons qui exhortent le caractère national. 

Parmi celle-ci, mentionnons Ça fait d’excellents Français, née de la plume de Jean Boyer, composée par Georges Van Parys et créée par l’homme au canotier, Maurice Chevalier.

Maurice Chevalier – Ça fait d’excellents français

Dans cette goualante farouchement patriotique, on oppose premièrement les classes sociales auxquelles appartiennent le Colonel (finance), le Commandant (l’industrie), le Capitaine (l’assurance), le Lieutenant (l’épicerie), le « Juteux » Adjudant (huissier de la Banque de France), le Sergent (boulanger, pâtissier), le Caporal (l’ignorance ?) et le 2e classe (rentier).

Puis, après les avoir décrit d’un certain âge, assez pour faire une liste de toutes leurs maladies, recommence une opposition des soldats : leur appartenance politique. Si le Colonel appartient à l’Action Française (extrême-droite traditionnelle), le Commandant est un modéré, le Capitaine pour le diocèse (donc religieux), alors que le Lieutenant était anti-clérical, le « Juteux » Adjudant un extrémiste (un anarchiste ?), le Sergent est socialiste, le Caporal plutôt indécis et, enfin, le 2e classe au PMU (pari mutuel urbain… des courses de chevaux !).

La conclusion ? Malgré les différences qui les séparent, les Français sont ralliés par leur amour commun de la République et leur désir de protéger leur patrie, comme le fit la génération précédente : Oui, tous ces braves gens/Sont partis chichement/Pour faire tout comme jadis/C’que leurs pères ont fait pour leurs fils.

Clin d’oeil

Dans un morceau resté pourtant inédit (Honte à qui peut chanter), Georges Brassens s’amuse à mentionner plusieurs titres de chansons qui ne sont pourtant pas siennes, allant de Trenet à Vian, en passant par Brel. Un interlocuteur reproche vraisemblablement à Brassens son inaction face à des conflits et des situations dangereuses, ce à quoi Brassens répond par une boutade. Ancrée à une chanson populaire de l’année même où la situation se serait déroulée, ladite boutade va a contrario de ce qu’on attendrait du patriote. Et évidemment, la goualante de Momo de Ménilmuche en prend pour son rhume  : 

Et dans l’année quarante mon cher que faisiez-vous ?
Les Teutons forçaient la frontière, et comme un fou
Et comme tout un chacun, vers le sud, je fonçais
En chantant « Tout ça, ça fait d’excellents Français ».

Il semble que Brassens n’ait pas été le seul à avoir fait une référence à la chanson. Dans l’album Astérix et les Normands, Goscinny aurait glissé un clin d’oeil au morceau patriotique. Entonnée par Assurancetourix devant une horde de Vikings, la goualante pétrifie ces derniers de peur ; ne pouvant plus se contenir devant les prouesses prosodiques du barde, les Normands n’ont qu’une seule option : se jeter de plein gré à la mer !

Tout ça, ça fait d'excellents gaulois

Paroles

Maurice Chevalier – Ça fait d’excellents Français

Georges Brassens – Honte à qui peut chanter

Sources

  • GOSCINNY, R. et UDERZO, A. Astérix et les Normands. Saint-Amand : Dargaud, 1992, p. 46.
  • [http://www.mage.fst.uha.fr/asterix/chanson/variete.html#francais] Consulté le 6 février 2014.