Avant de devenir un musicien célèbre, Claude Nougaro a rêvé d’abord d’une carrière en journalisme, pour laquelle il quitte Toulouse à la fin des années 40. Il deviendra rapidement pigiste pour Le journal des Curistes et, parmi les sujets qu’il explore, il y a la chanson et la musique; déjà Nougaro perçait sous Claude. En 1952, il intégrera la rédaction du Journal de Vichy, puis L’Écho d’Alger et La dépêche de Constantine lorsque sa famille déménage en Algérie. Suivant toujours ses parents musiciens – son père était chanteur d’opéra et sa mère pianiste – il s’installe à Paris pour de bon. Tout au long de sa carrière de journaliste, Nougaro écrit en parallèle des chansons, qu’il offre à Marcel Amont (Le Barbier de Séville, Le Balayeur du roi) et Philippe Clay (Joseph, La sentinelle). Bien vite, Claude quitte le monde de la rédaction et se fait auteur-compositeur-interprète; il se produit sur scène, dans les cabarets (Le Lapin agile) de la capitale française, et enregistre son premier 45 tours en 1958. Mais le succès n’est pas encore tout à fait au rendez-vous, jusqu’à l’année 1962…
Cette année-là, Nougaro grave un 33 tours de 25 centimètres sans titre, aujourd’hui nommé Le Cinéma; il sera accompagné par Michel Legrand et son orchestre. Parmi les pièces de l’album, mentionnons Une petite fille, une chanson autobiographique dédiée à Sylvie, la compagne d’alors de Claude. Mais il y a un morceau qui marquera les esprits, et c’est Le Jazz et la Java, une reprise de Three to get ready de Dave Brubeck. Le thème est particulièrement intéressant, puisqu’il propose sur fond de jazz un « métissage » musical, alors que la ségrégation raciale rage à ce moment-là aux États-Unis, particulièrement dans le sud. Qui plus est, à cette époque, la java est considérée comme un genre propre à la génération d’avant par les jeunes car le rock et les yéyés commencent à conquérir le coeur de la jeunesse. Le pari est risqué, mais Nougaro l’emporte haut la main; Édith Piaf elle-même l’appellera à 2 heures du matin après avoir écouté un 45 tours comprenant Le Jazz et la Java. La Môme lui demandera de lui écrire des chansons, mais malheureusement sa mort prématurée mettra fin à cette collaboration qui aurait pu être fructueuse.
Claude Nougaro – Le Jazz et la Java
Dave Brubeck Quartet – Three to get ready
L’album Time Out de Brubeck avait été un véritable hit planétaire lorsqu’il est sorti en 1959; il n’était certainement pas passé inaperçu pour l’amateur de jazz qu’est Nougaro. Or, il y a un bémol à observer: beaucoup de sources (françaises) identifient la pièce du Toulousain comme étant adaptée d’un menuet ou d’une valse de Haydn, alors que la description sur la pochette du quatuor étasunien se lit ainsi: « At first hearing, Three to Get Ready promises to be a simple, Haydn-esque waltz theme in C major ». Il ne s’agit pas d’une véritable pièce de Haydn comme l’avancent certains, mais bien un pastiche créé de toutes pièces par Brubeck. Lorsque l’album original de Nougaro indique que la musique a été composée par Jacques Datin, d’après Haydn. Il va de soi que les droits d’auteur étaient un peu moins respectés à l’époque qu’aujourd’hui…
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Mais cette incursion dans le monde du jazz ne sera pas la seule pour le chanteur toulousain. En effet, deux ans plus tard, Nougaro récidive avec la pièce Je suis sous, récit amusant d’un homme déclarant à sa Marie-Christine qu’il ne boit plus alors qu’il enfile une quantité de jeux de mots qui portent à confusion (Je suis sous/saoûl, Je suis rond/Je suis rongé de remords). Cette chanson, qui est basée sur la trame musicale de I put a spell on you du flamboyant Screamin’ Jay Hawkins, sera reprise la même année par Philippe Clay.
Claude Nougaro – Je suis sous
Philippe Clay – Je suis sous
Screamin’ Jay Hawkins – I put a spell on you
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L’année d’après, Nougaro reprend une autre pièce de Brubeck, tirée du même album que Three to get ready; il s’agit de Blue rondo à la turk, un morceau très populaire du répertoire du groupe étasunien. Pour le titre, il s’inspire du film de Jean-Luc Godard, sorti en mars 1960, avec Jean-Paul Belmondo. Sortie sur le 33 tours Bidonville, la chanson raconte l’histoire d’un gangster tentant de s’enfuir des policiers avec sa Suzy et une malette remplie d’argent. Le style très rapide de la musique donne au ton un effet de panique qu’aurait justement un braqueur en cavale. Enfin, à 0:44, le protagoniste ajoute en écoutant la radio: « Je connaissais ce truc/C’était le Blue Rondo à la Turk/Dave Brubeck jouait comme un fou« . Sur le même album se trouve une autre chanson, simplement intitulée Armstrong, et qui reprend un Negro spiritual traditionnel, Go Down Moses. Inspirée par un verset de la Bible (Exode 8:1), la pièce originale compare la situation d’esclavage des Hébreux en Égypte à celle des Noirs aux États-Unis. Nougaro décide d’utiliser la trame musicale pour non seulement ridiculiser le racisme (Armstrong, un jour, tôt ou tard/On n’est que des os/Est-ce que les tiens seront noirs?/Ce serait rigolo), mais aussi pour rendre hommage au célèbre trompettiste. Fait à noter, Armstrong lui-même enregistrera Go Down Moses en 1958.
Claude Nougaro – À bout de souffle
Claude Nougaro – Armstrong
Dave Brubeck Quartet – Blue rondo à la turk
Louis Armstrong – Go Down Moses
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Puis, en 1967, il enregistre l’album Petit Taureau, sur laquelle se trouve une composition instrumentale du jazzman Sonny Rollins, inspirée d’une musique traditionnelle des Îles Vierges. Sur ce fond musical insulaire, Nougaro écrira une chanson truffée de rimes en [sɛ̃], intitulée À tes seins. Pourquoi ce choix particulier? Il y a évidemment le jeu de mots de la première strophe: « Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints« ; mais il semble que ce soit une référence à la pièce originale de Rollins, St. Thomas. D’ailleurs, sur la pochette du 33 tours que l’on peut voir ici en mortaise, le titre de la chanson de Nougaro n’est pas À tes seins, mais bien St. Thomas.
Claude Nougaro – À tes seins
Sonny Rollins – St. Thomas
L’attitude par rapport au droit d’auteur semble bien avoir changé depuis Le Jazz et la Java, sorti seulement cinq ans avant cet album. Et, pendant ce temps aux États-Unis, les Noirs obtenaient finalement l’abolition des lois de ségrégation raciale (Civil Rights Act de 1964) et le droit de voter sans discrimination (Voting Rights Act de 1965). Désormais, lorsqu’il y avait la java, le jazz(man) n’était plus obligé de s’en aller…
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Paroles
Claude Nougaro – À bout de souffle
Claude Nougaro – Armstrong
Claude Nougaro – À tes seins
Claude Nougaro – Je suis sous
Claude Nougaro – Le Jazz et la Java
Sources
- ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 23 août 2016.
- LECOEUVRE, F. Le Petit Lecoeuvre Illustré: Histoire des chansons de A à Z. Monaco: Éditions du Rocher, 2015, p. 269.
- LEMONIER, M. Claude Nougaro. France: City Editions, 2014.
- PEREY, I. C. 120 ans de Chansons que l’on fredonne: Petites histoires & anecdotes. Paris: Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 128-130.
Lien utile
Pour un site francophone très détaillé sur l’histoire du jazz, veuillez visiter le Jazz Viking.