Alleï, alleï, ça te dit un tango belge, une fois?

En août 2015, j’étais allé rejoindre une amie en Allemagne et nous avons visité les villes d’Heidelberg et de Francfort, avant de se rendre aux Pays-Bas. Après Rotterdam, nous nous sommes séparés et je me suis rendu seul au plat pays. Le premier soir, alors que je marchais dans le parc de Bruxelles, j’ai entendu une musique envoûtante provenant d’un kiosque… C’était une milonga en plein air, avec un disc-jockey écumant les grands classiques argentins. J’étais surpris de voir autant de gens danser le tango – que je pratiquais depuis 7 ans – en Belgique! Même sans mes souliers de danse, je me suis joint aux tangueros, et ce fut une soirée fort amusante dans la capitale belge. Et, pour me rappeler ces agréables souvenirs, voici un petit billet sur ce mélange de cultures entre le Rio de Plata et la vallée de la Senne! 

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Né à Tarbes en 1919, Henri Génès a fait carrière avant tout comme acteur, apparaissant dans une cinquantaine de film français entre 1945 et 1993. Mais il s’est également distingué comme chanteur, avec un répertoire résolument fantaisiste et comique. En 1962, il enregistre Le tango bruxellois, où il délaisse son accent du midi afin d’imiter celui de Bruxelles, tout en parsemant la chanson de termes associés au parler des Belges (une fois, sais-tu, alleï alleï, ça est). Et, juste avant de commencer la goualante, Génès affirme que ce n’est pas La tantina de Burgos, un tango… qu’il a lui-même écrit et interprété avec un accent espagnol! Fait à noter, l’interprète tarbais mentionne au passage la ville de Schaerbeek, lieu de naissance d’un célèbre chanteur belge… 

Henri Génès – Le tango bruxellois

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Crédit photo: Joop van Bilsen

… qui se nomme (évidemment) Jacques Brel. Tout au long de sa prolifique carrière, le grand Jacques aura chanté les Belges sous toutes leurs coutures; il n’y a qu’à écouter Bruxelles, Le Plat Pays, Les Flamandes, Les Bonbons 67 ou Les F… pour découvrir comment il posait un regard poétique (et parfois politique) sur sa Belgique natale. Dans son morceau Knokke-le-zoute tango, il met en scène un homme désirant des aventures avec des filles de joie de cultures hispaniques avant de s’apercevoir tristement que la réalité est tout autre, assez kafkaïenne, puisqu’il est seul, à Knokke, sans accès à ses belles qu’il s’imaginait; puis, il se redresse, prend de l’assurance, et déclame encore une fois ces aventures rêvées. Il faut dire que le choix de musique est adéquat pour ces paroles, puisque le tango est né dans les bordels de Buenos Aires, entre les bras de prostituées bien réelles, celles-là! 

Jacques Brel – Knokke-le-Zoute Tango

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Enfin, pour terminer ce tour de chansons, il semblait convenu qu’il y en ait une en wallon – langue cousine du français parlé en Belgique – pour un vrai tango belge! Le chanteur du Tango wallon n’est autre que Bob Dechamps, bien connu pour sa défense de la langue wallonne et le nombre de sketchs et de goualantes qu’il a interprétés dans ce dialecte. Pour mémoire, il y a deux autres pièces intitulées Le tango bruxellois et Le tango wallon, chantées toutes deux en français par Mady Lassaux, disponible sur bide et musique. Il faut croire que, contrairement à des contrées plus montagneuses, le plat pays était plus adéquat pour danser le tango! 

Bob Dechamps – Tango wallon

Paroles

Jacques Brel – Knokke-le-zoute tango

Bob Dechamps – Tango wallon

Henri Génès – Le tango bruxellois

Droits d’auteurs

  • Voici les crédits complets de la photo de Jacques Brel: Joop van Bilsen, Nationaal Archief, Den Haag, Rijksfotoarchief: Fotocollectie Algemeen Nederlands Fotopersbureau (ANEFO), 1945-1989 – negatiefstroken zwart/wit, nummer toegang 2.24.01.05, bestanddeelnummer 914-8398.

Remerciements

J’aimerais remercier JEAN-LUC LOPEZ d’avoir donné son accord afin que je puisse utiliser son « Tango enflammé ». Vous pouvez consulter ses autres oeuvres ici.

 

Bruxelles, toujours belle

Le matin du 22 mars 2016, Bruxelles s’activait comme à son habitude. Fière capitale de l’Europe, des moules frites et de la bande dessinée, elle voyait son lot de voyageurs transiter par son aéroport de Zaventem, ses gares de train et de métro. J’avais moi-même marché dans les rues de la Madeleine et de Belliard, je m’étais arrêté à la Grand-Place (où l’on ne jouait pas Mozart), j’avais goûté à une mitraillette belge, dégusté une gaufre nappée de caramel. Fan de Tintin et Spirou depuis ma tendre enfance, j’ai écumé le musée d’Hergé et celui de la bd pour retrouver mon coeur d’enfant. Et puis, c’est arrivé. Un autre attentat après Charlie Hebdo et le Bataclan en France, sanglant et meurtrier, sans raison ni pitié, de la même main décharnée qui égorge au Nigéria, qui brûle en Irak et qui éclate en Turquie…

Après les larmes versées et les morts commémorés, Bruxelles commence à revivre, ses plaies encore vives cicatrisent peu à peu. Toujours dans nos pensées, laissons-nous quelques instants nous faire bercer par quelques chansons qui rappellent des jours plus heureux.

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En 1962, Jacques Brel s’inspirera de la ville de Bruxelles pour créer une chanson éponyme sur son album Les Bourgeois. Le chanteur belge s’y amusera à raconter la vie imaginaire de ses grands-parents dans la capitale belge au début du siècle; son grand-père anticipe la Grande Guerre, pendant laquelle la Belgique deviendra la cause célèbre de l’Angleterre sous le nom de « The Rape of Belgium », pendant que sa grand-mère attend la naissance de son père. Ce dernier fait est peu probable si l’on considère que le père de Brel, Romain, est né en 1883…

Dans ce même Bruxelles, Brel se plaît à décrire la population (« des femmes en crinoline » et « des messieurs en gibus »), ainsi qu’à faire des allusions pseudo-historiques. S’il y a effectivement une place de Brouckère et une place Sainte-Catherine, il n’y avait pas de place Sainte-Justine jusqu’à récemment. En effet, France Brel a réussi à convaincre le ministre Gosuin afin qu’il y ait une place qui porte ce nom. De plus, les omnibus ne se rendaient pas jusqu’à la place Sainte-Catherine, car celle-ci servait de bassin au port de Bruxelles. Enfin, le grand Jacques invente le néologisme « bruxeller », dont la signification reste encore à déterminer. Pour les uns, cela représente Bruxelles, insouciante et en plein essor; pour les autres, c’est le fait de parler en brusseleer, le dialecte propre à la capitale. 

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De son vrai nom Benedictus Albertus Annegarn, Dick est né aux Pays-Bas avant que ses parents ne déménagent en Belgique alors qu’il n’a que six ans. Passionné par la musique et autodidacte, il monte à Paris en 1972 alors qu’il n’a que vingt ans. Bientôt, il sort un 33 tours intitulé Sacré Géranium, dont une des pistes n’est autre que Bruxelles. Mêlant assonances et quelques références à la capitale belge sur un fond de piano mélancolique, ce titre devient rapidement le plus connu et repris de sa carrière. Peu après les attentats, la chanson a connu un regain de popularité comme l’un des symboles de la ville belge par l’entremise de Twitter, avec l’hashtag #BruxellesmaBelle. Pour mémoire, mentionnons qu’Alain Bashung a également repris la goualante.

Alain Bashung – Bruxelles

Dick Annegarn – Bruxelles

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Plus près de nous, la jeune Marie Warnant composera aussi une pièce en hommage à Bruxelles. Née à Namur en 1979, l’auteure/compositrice/interprète belge se fera connaître premièrement en tant que chanteuse du groupe BaliMurphy, avant d’entamer une carrière solo en 2002. C’est trois plus tard, en collaboration avec Vincent Liben, qu’elle sortira son premier disque De un à dix; c’est sur ce même opus que se trouve l’éponyme Bruxelles. Ponctuée d’un battement régulier assez ressenti, la chanson dégage un ton faussement mélancolique; si Warnant accuse sa ville d’être banale, c’est pour mieux prouver qu’elle ne l’est point. Elle parsème sa goualante de références à Bruxelles, en les entremêlant de culture française: si Molière prend Saint-Gilles de haut, Édith chante le boulevard Anspach. D’ailleurs, la jeune artiste semble faire un clin d’oeil aux deux précédents chanteurs: « En capitale, quand elle se cambre devant moi/Ma Belle aux bois » rappelant la première ligne de la pièce d’Annegarn, et surtout « Quand les marquises voient le Châtelain/C’est le Grand Jacques qui prend le train », hommage à Brel et aux îles qu’il a rendu célèbres.

Marie Warnant – Bruxelles

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Le 26 mars, le vieux crooner Johnny Hallyday a chanté Quand on n’a que l’amour pour clore un concert à Bruxelles; la jeune et très prometteuse Léa a entonné une création originale, Il nous reste l’espoir, qui a touché de nombreux internautes. Partout, par l’entremise des médias sociaux, on honore et célèbre la capitale du plat pays, qui est un peu la nôtre désormais.

Paroles

Dick Annegarn – Bruxelles

Alain Bashung – Bruxelles

Jacques Brel – Bruxelles

Marie Warnant – Bruxelles

Sources

Les Flamands et les Brel

Jacques Brel, bien que francophone, est avant tout né d’une mère bruxelloise et d’un père flamand. Fort de cette représentativité plus que belge, le chanteur deviendra le chantre de la belgitude, particulièrement avec sa chanson Les Flamandes. Il est intéressant de noter que ce fut là le titre du premier recueil de poésie publié en 1883 par Émile Verhaeren – que Brel admirait. Le chanteur du plat pays crée la chanson en septembre 1958, mais elle ne sera présentée qu’en mars de l’année suivante. Sur le rythme de boerinnekedans, qui pourrait être traduit par « danse paysanne », Jacques Brel dépeint une vie rurale digne des tableaux de Breughel. Il s’offre même au passage un belgicisme : Si elles dansent, c’est qu’elles ont septante ans.

Jacques Brel – Les Flamandes

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Cependant, chez Phillips, la chanson est considérée « trop belge » pour percer sur la scène internationale. Jacques Brel ne cède pas et la chanson sortira sur disque quelque six mois plus tard. Mais les Flamands n’apprécieront pas la chanson et elle sera de fait interdite à la radio belge… Jacques, lui, balaiera de la main la critique en insistant que sa rengaine n’avait rien de provocant. Malheureusement, c’est la compagnie familiale Vanneste & Brel qui souffrira de l’ire des clients flamands, décidément farouches à l’idée de confier du travail à la famille du chanteur qui se sera moqué d’eux. 

Lors d’une entrevue donnée à Knokke en 1971, Brel racontera une anecdote au sujet de Les Flamandes ( vers la vingt-et-unième minute). Alors que le chanteur est à Jérusalem, l’attaché de l’ambassade de Belgique lui demande de ne pas chanter la chanson car l’ambassadeur du plat pays sera présent. Brel s’esclaffe, en pensant que c’était une zwanze. Hélas non ! D’ailleurs, poursuit-il dans l’entrevue, le fait qu’il ait chanté Les Flamandes est probablement la cause de l’agression d’Israël par Nasser !

Marieke

En 1961, Jacques Brel endisquera la chanson Marieke, dont le refrain en flamand peut-être vu comme une sorte de réconciliation avec les Flamands ; même si, au demeurant, le refrain lui-même ne veut pas dire grand chose : Sans amour/Sans amour chaud/Souffle le vent/Le vent fou/Sans amour/Sans chaud amour/Pleure la mer/La mer griseSi en Flandre plusieurs flamands sont à couteaux tirés contre Brel, il existe à Bruxelles une demande pour des chansons de Brel entonnées en flamand ! Ce dernier s’exécutera et se verront traduites dans la langue de Hugo Claus Marieke ainsi que Les Singes (De Apen), On n’oublie rien (Men vergeet niets), Ne me quitte pas (Laat me niet alleen), Les Bourgeois (De Burgerij), Rosa (Rosa), Le plat pays (Mijn vlakke land), Les paumés du petit matin (De Nuttelozen van de nacht) et Quand on n’a que l’amour, qui demeure toujours inédite…

Jacques Brel – Marieke

Les F…

Si la chanson Les Flamandes avait attiré les foudres de la communauté néerlandophone de la Belgique, Brel allait en créer une encore plus explosive sur ce qui s’avérera être son dernier album. Sorti en 1977, l’album Les Marquises a cependant fait les frais de quelques coupures puisque certaines chansons n’y figureront pas. Mais Barclay a tout de même décidé de conserver cette goualante corrosive portant sur les nationaliste flamands. Comme s’il s’agissait d’un mot grossier qu’il fallait à tout prix censurer, Les Flamingants n’ont pas été épelés au complet, mais simplement abrégés par des points de suspension pour donner : Les F

Jacques Brel – Les F…

Le morceau n’était au début de sa création pas aussi sulfureux ;  la première ébauche avait été conçue comme suit : Avec plus de Flamands qu’il n’y a de Flamandes/Avec plus de Flamandes qu’il n’est de multitudes. Mais Brel retravaille ses couplets et bientôt fait de sa rengaine une attaque contre les flamingants. Ceux-ci étaient proches d’un nationalisme assez ancré à droite, ce que le chanteur fustige durement : Nazis durant les guerres et catholiques entre elles

Pourtant, s’il s’en prend aux flamingants, qui avaient été courtisés pendant la Deuxième Guerre mondiale par les nazis à cause de leur pureté germanique, Brel affirme néanmoins que s’ils se comportent de façon abjecte, les autres Flamands (« les bons ») désapprouvent leur conduite : Vous salissez la Flandre, mais la Flandre vous juge

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Clin d’oeil

Bruno Brel, neveu de Jacques, est également un auteur/compositeur/interprète à ses heures. Revendiquant peut-être une identité plus près de la Flandre que son oncle, il répondra à Les F… par la chanson Je suis flamand (et j’en suis fier). Dans cette dernière, Bruno soulignera à gros traits à qui il renvoie la balle : On m’appelle le cochon d’Anvers/Y a bien le port d’Amsterdam… Malheureusement, cette réponse tardive restera sans riposte puisque Brel l’oncle était déjà mort depuis un an lorsque Brel le neveu la composa. Reste à savoir si les habitants de la Flandre en ont eu vent et, surtout, ce qu’ils en ont pensé. Ah, ces Flamands, ces Flamands, ces Fla-des Fla-des Flamands…

Bruno Brel – Je suis flamand (et j’en suis fier)

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Paroles

Jacques Brel – Les Flamandes
Jacques Brel – Les F…
Jacques Brel – Marieke

Bruno Brel – Je suis flamand (et j’en suis fier)

Discographie

Pour Jacques Brel

1959 – 45 tours EP : Les Flamandes/Seul/Isabelle/La colombe

1959 – La valse à mille temps : La valse à mille temps/Seul/La dame patronnesse/Je t’aime/Ne me quitte pas/Les Flamandes/Isabelle/La mort/La tendresse/La colombe

1961 – 45 tours EP : Marieke/Clara/Le prochain amour/Les prénoms de Paris

1961 – 45 tours SP : Lat me niet alleen/Marieke

1972 – Ne me quitte pas : Ne me quitte pas/Marieke/On n’oublie rien/Les Flamandes/Les prénoms de Paris/Quand on n’a que l’amour/Les biches/Le prochain amour/Le moribond/La valse à mille temps/Je ne sais pas

1977 – 45 tours SP : Les F…/Les Marquises

1977 – Les Marquises : Jaurès/La ville s’endormait/Vieillir/Le bon dieu/Les F…/Orly/Les remparts de Varsovie/Voir un ami pleurer/Knokke-le-Zoute tango/Jojo/Le lion/Les Marquises

Pour Bruno Brel

1979 – 45 tours SP : Je suis flamand/Les émigrants

Sources

  • PRZYBYLSKI, E. Brel à Bruxelles : Le guide du Bruxelles de Jacques Brel. Rhode-Saint-Genèse : Le Roseau vert, 2001, p. 245-246.
  • PRZYBYLSKI, E. Jacques Brel : La valse à mille rêves.  Paris ; Montréal : L’Archipel, 2008, p. 257-258, p. 667-669.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [http://www.encyclopedisque.fr] Consulté le 22 janvier 2014.