De l’Opéra de Quat’ sous à Armstrong en passant par Boris Vian – La complainte de Mackie

En 1728, John Gay a composé un opéra en trois actes intitulé The Beggar’s Opera, ou L’Opéra du gueux en français. La pièce mettait en scène MacHeath, un bandit de grand chemin sévissant dans les bas-fonds de Newgate, porte de Londres réputée pour sa prison. Désirant épouser Polly Peachum, MacHeath s’était attiré l’ire de son beau-père, un receleur qui décide alors de tout faire pour qu’il soit arrêté et éventuellement exécuté. « Mackie » parvient à se sauver une première fois, mais il est repris, et alors qu’il allait être pendu, sa sentence est suspendue pour plaire au public. L’idée originale de la pièce aurait été conçue par Jonathan Swift, mais celui-ci penchait plutôt pour un opéra pastoral entre assassins et putains; Gay préférera créer un opéra satirique. 

En 1928, la traduction allemande qu’Elizabeth Hauptmann avait faite de The Beggar’s Opera sera adaptée avec succès par Bertolt Brecht (paroles) et Kurt Weill (musique) sous le titre Die Dreigroschenoper. Assez fidèle à l’original, la nouvelle adaptation se passe dans l’Angleterre de la fin du 19e siècle, où l’amour impossible entre le criminel MacHeath et Polly Peachum mène le père de cette dernière à vouloir faire arrêter (et exécuter) son gendre. Sauvé in extremis, MacHeath reçoit le pardon de la reine Victoria avant d’être créer baron. Conçue comme une attaque contre la bourgeoisie et le système capitaliste, la pièce ne réussira pas tout à fait le « dynamitage de l’intérieur de l’art bourgeois » que désirait Brecht.

Lotte Lenya – Die Moritat von Mackie Messer

Parmi les pièces musicales utilisées ou créées par Kurt Weill, il y aura Die Moritat von Mackie Messer, probablement la plus connue de l’opéra. Cette chanson sera traduite une première fois dans les années 30, avant d’être ré-adaptatée à nouveau en 1954 par Marc Blitzstein sous le titre Mack the Knife. Le succès qu’aura ce morceau est assez éloquent: Louis Armstrong en fera un standard de jazz en 1956 et Bobby Darin l’immortalisera pour de bon avec sa version de 1959.

Louis Armstrong – Mack the Knife

Bobby Darin – Mack the Knife

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La première adaptation française de Die Moritat von Mackie Messer se fait lorsque l’opéra est transposé sur le grand écran en 1931. La chanson devient La complainte de Mackie grâce à André Mauprey, et elle est interprétée par Florelle, une chanteuse soprano très en vogue dans les années 30. Une autre version verra le jour la même année et sera chantée par la grande chanteuse réaliste Damia; il faut surtout remarquer la variation entre ces deux premiers morceaux, et comment la frénésie du tempo de la deuxième pièce y ajoute une dimension plus tragique, surtout la fin plus langoureuse.

Florelle – La complainte de Mackie

Damia – La complainte de Mackie

En 1956, l’artiste multidisciplinaire italo-française Caterina Valente entonnera La complainte de Mackie sur un fond de musique plus latinisant alors que, deux ans plus tard, Hugues Aufray reprendra cette goualante à une sauce beaucoup plus jazz, ayant été très certainement plus inspiré par la mouture d’Armstrong. C’est également en 1956 que Boris Vian réécrira une autre adaptation, qui sera interprétée par Catherine Sauvage. Avec l’ajout de scènes plus explicites (Jenny Towler agonise/Un couteau entre les seins) et en évitant les rimes plutôt simplistes de la première version, Vian donnera beaucoup plus de vivacité à la chanson. Il faut aussi dire que sa version est plus près de l’original allemand que celle de Mauprey.

Enfin, plus près de nous, la chanteuse hollandaise Laura Fygi chantera la pièce en français sur son album Rendez-vous; fait à noter, elle reprend les paroles de Vian mais sur un fond plutôt jazzé à la Armstrong. Depuis sa création, la pièce Die Moritat von Mackie Messer – créée avant tout pour l’adaptation d’une traduction – se sera incarnée et métamorphosée dans autant de langues et de musiques par son rythme accrocheur, un plaisir dont nous ne pouvons pas nous complaindre!

Caterina Valente – La complainte de Mackie

Hugues Aufray – La complainte de Mackie

Catherine Sauvage – La complainte de Mackie

Laura Fygi – La complainte de Mackie

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Paroles

Hugues Aufray – La complainte de Mackie

Damia – La complainte de Mackie

Florelle – La complainte de Mackie

Catherine Sauvage – La complainte de Mackie

Caterina Valente – La complainte de Mackie

Sources

  • DIETZ, D. The Complete Book of 1970s Broadway Musicals. Lanham; London: Rowman & Littlefield, 2015, p. 297.
  • FISCHBACH, F. L’évolution politique de Bertolt Brecht de 1913 à 1933. Vol. 2. Presses Univ. Septentrion, 1976.
  • TRAUBNER, R. Operetta: a theatrical history. Taylor & Francis, 2003, p. 11.

Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de Roland63perceval.

Sombre dimanche

Jour du repos, et par surcroît, du Seigneur, le dimanche devrait plaire à tous et chacun. Et pourtant, la chanson Sombre dimanche jetait sur le septième jour une tristesse et amertume profondes. Composée initialement en hongrois par Rezso Seress en 1933 (1), elle sera reprise et traduite par Jean Marèze et François-Eugène Gonda pour la chanteuse réaliste Damia en 1936 (2). L’histoire évoque les funérailles d’un homme – présumément mort prématurément – et de son amante languissant de chagrin au revenir de la cérémonie funéraire. L’image des bras chargés de fleurs – objet traditionnel offert aux femmes en guise de cadeau – est ici renversée de façon cruelle pour signifier les couronnes funéraires ; ce seront là les dernières fleurs qu’elle ne recevra jamais de son amant…

Damia – Sombre dimanche

Selon une légende, nombreux furent ceux qui se suicidèrent après avoir simplement ouï la chanson ! Il y en eu tellement que Sombre dimanche fut renommée « chanson des suicides ». Ainsi, pour éviter l’hécatombe, la goualante devra être censurée un peu partout, dont la Hongrie, pays d’origine de Seress (3). Fait étrange des années 30, les suicides buccoliques étaient à la mode : on dénote plusieurs admiratrices des Rudolph Valentino (4) et Carlos Gardel (5) qui auraient succombé au supplice de Werther…

Reprise plusieurs fois, Sombre dimanche le sera par l’homme à tête de chou. En 1987, Serge Gainsbourg reprend la chanson des suicides sous le titre anglais de Gloomy Sunday, pour son album You’re under arrest – fasciné semble-t-il par la version de Billie Holiday qu’il aurait entendu en 1954 (6). Tout en conservant les paroles françaises, Gainsbourg retouche légèrement la goualante créée par Damia, près de cinquante ans après. Désirait-il réduire son nombre d’admirateurs ? Ou, plus vraisemblablement, par la reprise d’une chanson réputée pour son désespoir, anticipait-il son décès, alors tout proche ?

Serge Gainsbourg – Gloomy Sunday

L’auteur original de la chanson, Rezso Seress, se suicidera lui-même quelque trente-cinq années après avoir été la cause, semble-t-il, de la même fin chez certains auditeurs. Il reste cependant à savoir si c’était un dimanche, un sombre dimanche…

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Paroles

Damia – Sombre dimanche

Serge Gainsbourg – Gloomy Sunday

Sources

  • (1) WITCHEL, H. You are what You Hear: How Music and Territory Make Us who We are. Sine loco : Algora Publishing, 2010, p. 106.
  • (2) LIBRARY OF CONGRESS. Catalog of Copyright Entries: Musical compositions (partie 3). Washington : Government Printing Office, 1937, p. 660.
  • (3) COLEMAN, L. The Copycat Effect: How the Media and Popular Culture Trigger the Mayhem in Tomorrow’s Headlines. New York : Simon & Schuster, 2004, p. 182-183.
  • (4) FLOM, E. L. Silent Film Stars on the Stages of Seattle: A History of Performances by Hollywood Notables. Sine loco : McFarland, 2009, p. 185.
  • (5) COLLIER, S. The Life, Music, and Times of Carlos Gardel. Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1986, p. 273-274.
  • (6) ANDERSON, D. Serge Gainsbourg’s Histoire de Melody Nelson 33 1/3. Sine loco : Bloomsbury Academic, 2013.

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