Bons baisers de Russie – Nathalie de Gilbert Bécaud

En 1963, le tandem Bécaud-Delanoë frappe derechef et en plein milieu de la cible, près de 10 années après leur première rencontre. Cette fois-ci, le sujet étonne un peu. Et pour cause ! Delanoë, un anticommuniste avoué – il devra être convaincu bien de force par Sardou pour écrire quelque chose de favorable pour le régime russe dans Vladimir Illitch – s’avère un russophile cependant ! Pour présenter un peuple bien loin des chefs communistes qui la dirige, Delanoë rédige les premières lignes en s’inspirant de l’imagerie typique de Moscou, comme la place Rouge. L’héroïne prénommée Natacha porte déjà en elle un succès à venir : Qu’elle était jolie cette Russe rousse/Sur la place Rouge/Natacha des lointaines Russies…

Pourtant Bécaud, à la première lecture, n’est pas inspirée par la Moscovite. Cela prendra plusieurs mois – au cours desquels Delanoë reviendra à la charge – avant que Monsieur 100 000 volts n’acceptât enfin de composer la musique qui accompagnerait la chanson à venir. Le parolier profita du fait qu’ils étaient tous deux dans leur cabane du Chesnais, où était né plusieurs créations, pour lui glisser les deux premières lignes :

La place Rouge était vide
Devant moi marchait Nathalie…


L’homme à la cravate à pois n’en a pas besoin de plus ; assis au piano, il compose rageusement la presque totalité de la musique et, la même journée, Delanoë termina la redaction du texte. Il s’agit d’ailleurs d’une drôle de chanson : composée en 1964, juste après la crise des missiles de Cuba et la même année que le remplacement de Khrouchtchev par Brejnev, elle dépeint de façon positive la vie moscovite.
Pour le lancement du disque, Georges Cravenne a une idée du tonnerre : il convie le gratin parisien sur la place Rouge et, pour leur visite de la capitale, un guide prénommée…Nathalie ! Même si le succès se fait attendre en France, la chanson semble cartonner à l’étranger ; il paraît qu’un soir, alors qu’il était en coulisses de l’Olympia, Delanoë se fit empoigner à la russe par l’ambassadeur de l’Union Soviétique, le camarade Vinogradov. La raison ? Nathalie charmait en Amérique du Sud, provoquant de la sympathie pour l’URSS par la même occasion…

En 1967, alors qu’ils sont à Berlin-Est, Bécaud et Delanoë découvrent que le morceau est bien connu des Allemands, à une petite différence près : Nathalie est une espionne d’Oncle Sam dans l’adaptation allemande !

Gilbert Bécaud – Nathalie

Clin d’oeil

Au début des années 80, Bécaud et Delanoë composent une suite à la chanson, intitulée fatalement La fille de Nathalie. Dans cette chanson-ci, qui se déroule à Léningrad plutôt qu’à Moscou, une jeune étudiante parle sa vie actuelle en Russie et de son désir de voir le monde. Sous l’aspect d’une lettre écrite à son père (Gilbert Bécaud, évidemment), elle souligne la dure réalité des Russes pour obtenir un passeport pour voyager, pour voir son paternel qui vit en France. L’hiver (lire le régime communiste) est toujours en place, froid et implacable, mais « c’est bientôt le printemps« . Parlant de sa mère (Nathalie), elle se demande ce qu’était la vie autrefois et il y a l’inévitable clin d’oeil à la désormais célèbre chanson :

Avec maman, quand le cœur est au gris
Après l’dîner, on se passe « Nathalie »
Ça la fait un peu pleurer
Et moi, ça me fait danser

Rappelle-toi, la place était vide
Et dans ce temps-là, maman était guide
Pouchkine, elle en parle tout l’temps
C’était son bon temps  

Gilbert Bécaud – La fille de Nathalie


Pour la petite histoire, Monsieur 100 000 volts sera invité à Moscou en 1987, par le biais de l’association France-URSS. Bécaud, accompagné par une journaliste du nom de Tatiana Boutchoskaïa, visitera plusieurs recoins de la capitale soviétique ; la visite se terminera dans un petit bistrot sympa qui n’était nul autre que… le café Pouchkine ! Une autre version présente Pierre Delanoë dans le rôle principal… Même si cette histoire est très certainement apocryphe (le premier café Pouckine ne verra le jour qu’en 1999), elle permet tout de même de dire qu’une chanson peut voyager bien au-delà des barrières linguistiques et culturelles…

До свидания, с любовью ! 

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Paroles

Gilbert Bécaud – Nathalie

Gilbert Bécaud – La fille de Nathalie

Discographie

1964 – 45 tours SP : Nathalie/Ma souris danse [Canada]

1964 – 45 tours EP : Nathalie/Ma souris danse/L’aventure/Mon arbre

1964 – 45 tours SP : Au revoir « Don’t look back »/Nathalie [Argentine]

1972 – 45 tours EP : Nathalie/Les petites mad’mselles/Et maintenant/Un peu d’amour et d’amitié [Pologne]

1977 – 45 tours SP : Et maintenant/Nathalie [Belgique]

1983 – 45 tours SP : Desperado/La fille de Nathalie

1988 – 45 tours SP : L’important, c’est la rose/Nathalie [Belgique]

Sources

  • ZEITOUN, F. Toutes les chansons ont une histoire : Petite chronique des tubes de l’avant-guerre à nos jours. Paris : Éditions Ramsay, 2000, p. 49-52.
  • L’ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 18 mai 2014.
  • LE FIGARO [http://www.lefigaro.fr/musique/2011/08/02/03006-20110802ARTFIG00333–nathalie-de-gilbert-becaud.php] Consulté le 18 mai 2014.

Adieu le Jacques, je t’aimais bien – Le Moribond

En 1961, Jacques Brel composera Le Moribond, une chanson d’un homme qui, sur son lit de mort, fait ses derniers adieux. Parmi les témoins autour du moribond, il y a sa femme, le curé vraisemblablement venu lui faire l’ablution, ainsi que deux amis, Émile et Antoine. Si ce dernier n’est pas dans les bonnes grâces du mourant, c’est parce qu’il l’aurait cocufié et qu’il lui survivra – ce qui sous-entend que l’aventure se poursuivra après l’expiation du moribond…    

Ce thème revient souvent chez le chansonnier belge, de quoi inquiéter même. Des morceaux comme Comment tuer l’amant de sa femme quand on a été élevé comme moi dans la tradition, À jeun, La Fanette ou Les Filles et les chiens présentent un homme tourmenté par le fait que sa femme lui ait été infidèle. Catherine Sauvage et Suzanne Gabriello, d’anciennes flammes, le décrivaient comme un homme très possessif et extrêmement jaloux. Le Moribond ne fait pas exception : dans le brouillon de la chanson, on pouvait lire une première ébauche « Toi qui étais l’amant de ma femme/Tu prendras soin de la Thérèse« . Il s’agirait ici de Thérèse Michielsen, surnommée Miche qui était à l’époque la femme de Brel ! Cependant, Jacques Brel était aussi facétieux et aimait à plaisanter auprès d’amis en clamant en public que tel ami courtisait sa femme… Humour belge ? Allez savoir, une fois !

Quant à l’Émile, il ne s’agit certes pas de l’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau ! En effet, plusieurs ont souvent supposé que l’Émile était Émile Le Scanff, un chanteur breton mieux connu sous le sobriquet de Glenmor. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés et n’ont eu de contact qu’à travers une relation commune, une belge blonde comme les blés nommée Katell.

Reprises

La chanson sera chantée par le groupe rock franc-comtois Ange dans les années 80. Mais la reprise qui fera le plus parler d’elle est celle de Terry Jacks. Le chanteur canadien, qui a découvert la chanson par l’entremise d’une traduction de Rod McKuen, et enregistrée en 1964 par le Kingston Trio. Seasons in the sun se hissera à la première place du palmarès, à la grande surprise de tous – Jacks était un quasi-inconnu à l’époque.

Clin d’oeil

En 1978, Gilbert Bécaud enregistrera une chanson s’intitulant Quand je s’rais plus là, un morceau portant sur un thème sensiblement pareil à Le Moribond – à savoir, un homme qui va bientôt mourir et qui rassure ses proches. Dans un passage, Monsieur 100 000 volts mentionnera brièvement Brel, lui retournant la balle pour Orly l’année précédente : Ces imbéciles d’hirondelles/Vont vous faire du beau temps/C’est pas facile comme dit Brel/De s’en mourir au printemps. Et, puisque le 45 tours a été dans les bacs en juin 1978, il est à se demander si le grand Jacques a pu l’entendre avant de lui-même faire ses adieux en octobre…

Gilbert Bécaud – Quand j’serai plus là

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Paroles

Jacques Brel – Le Moribond

Gilbert Bécaud – Quand je s’rai plus là

Discographie

Pour Jacques Brel

  • 1961 – 45 tours SP : Le moribond/On n’oublie rien/L’ivrogne
  • 1972 – Ne me quitte pas : Ne me quitte pas/Marieke/On n’oublie rien/Les Flamandes/Les prénoms de  Paris/Quand on n’a que l’amour/Les biches/Le prochain amour/Le moribond/La valse à mille temps/Je ne sais pas
  • 1974 – 45 tours SP : Le moribond/Quand on a que l’amour

Pour Gilbert Bécaud

  • 1978 – 45 tours SP : Un instant d’éternité/Quand je s’rai plus là

Sources

  • BRONSON, F. The Billboard Book of Number 1 Hits: The inside story behind every number one single on billboard’s hot 100 from 1955 to the present. Sine loco : Random House LLC, 2003, p. 358. 
  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 26 janvier 2014.
  • PRZYBYLSKI, E. Jacques Brel : La valse à mille rêves. Paris : L’Archipel, 2008, p. 269-270.

Bécaud et Orly, le dimanche

Construit en 1909, l’aéroport de Paris (Orly) évoluera constamment au fil des ans pour répondre aux demandes, toujours croissantes. En 1957, le projet d’aérogare Sud – qui vise à agrandir de façon importante l’aéroport déjà existant – voit le jour ; il sera complété et inauguré en 1961. Moderne, l’aérogare Sud accueille sur ses terrasses les curieux qui désirent voir atterrir ou décoller les avions. Au cours des années 60, le nombre de visiteurs dépassera le million, devenant le monument le plus visité de France en 1966 (1). Parmi les installations, il était possible de s’offrir une promenade aérienne dans un mini-avion, où s’entassaient une quinzaine de passagers, afin de survoler l’Île-de-France et Versailles (2).

Cette nouvelle mode ne passe pas inaperçu et inspire le célèbre Pierre Delanoë, parolier de nombreux artistes français dont Gilbert Bécaud. En 1963, le chanteur à la cravate à pois sort un nouveau morceau : Dimanche à Orly est née ! La chanson dépeint la vie monotone d’un jeune banlieusard vivant avec ses parents et qui, pour oublier son ennui, s’envole… en regardant décoller les avions. Car, de condition modeste (J’habite un chouette appartement/Que mon père, si tout marche bien/Aura payé en moins de vingt ans), le narrateur s’adonne à ce passe-temps qui ne coûte rien et lui permet d’échapper au tracas du dimanche (Le dimanche, ma mère fait du rangement/Pendant que mon père, à la télé,/Regarde les sports religieusement), ainsi qu’à sa vie d’écolier.

Gilbert Bécaud – Dimanche à Orly

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L’année suivante la création de la chanson, Monsieur 100 000 volts enregistrera une autre version, cette fois-ci en allemand. Mais le plaisir de visiter Orly le dimanche ne durera pas éternellement… Pour des raisons sécuritaires, suite à l’attentat perpétré contre un avion d’El-Al le 17 janvier 1975 – un dimanche – la terrasse de l’aérogare Sud sera fermée quelques temps (3).

Clin d’oeil

Absent depuis plusieurs années de la scène et du studio, Jacques Brel lancera un album – qui s’avérera être le dernier – en 1977. Parmi les titres dudit album figure Orly, une chanson portant sur un couple faisant leurs adieux à l’aéroport. Déchirante et mélancolique, la rengaine de Brel est très loin du ton guilleret de Bécaud ; l’avion qui décolle brise un rêve plutôt que de le porter à l’infini. Et son refrain ?

La vie ne fait pas de cadeau.
Et, nom de Dieu, c’est triste
Orly, le dimanche,
Avec ou sans Bécaud !

Jacques Brel – Orly

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Paroles

Gilbert Bécaud – Dimanche à Orly

Jacques Brel – Orly

Discographie

1963 – 45 tours EP : Dimanche à Orly/Trop beau/Au revoir/Heureusement y’a les copains

1963 – 45 tours SP : Dimanche à Orly/Trop beau

1964 – 45 tours SP : Du « Toi »/Die Luf’ von Orly

1977 – Les Marquises : Jaurès/La ville s’endormait/Vieillir/Le bon Dieu/Les f…/Orly/Les remparts de Varsovie/Voir un ami pleurer/Knokke-le-Zoute tango/Jojo/Le lion/Les Marquises

1977 – 45 tours SP : Les remparts de Varsovie/Orly

1978 – 45 tours SP : Orly/Le lion

Sources

Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de Lionel Allorge.