Une chanson signée Xanrof – Le Fiacre

Né en 1867, Léon Fourneau était voué à une carrière d’avocat à la cour mais, au grand dam de ses parents, il développe une passion pour le métier de chansonnier. Ceux-ci lui demandèrent toutefois de prendre un pseudonyme afin de ne pas compromettre sa carrière, ce qu’il fit en créant une anagramme de fornax, un terme latin signifiant… fourneau. Rapidement, Xanrof abandonne le droit au profit de la chanson, de l’opérette et des comédies de boulevard; il chantera au célèbre Chat Noir immortalisé par Toulouse-Lautrec, et écrira de nombreux recueils de goualantes et de nouvelles. 

Un jour, une jeune chanteuse se baladait sur les quais et aperçut un de ces recueils; il s’agissait de Chansons sans gêne. Intriguée, elle le feuilleta, le lut au complet avant de l’acheter pour la modeste somme de 8 sous. C’était le sort qui venait de guider Yvette Guilbert à celui dont elle deviendrait l’interprète fétiche. Parmi les pièces que Guilbert a interprétées, la plus connue est très certainement Le Fiacre.

Yvette Guilbert – Le Fiacre


Alors qu’il faillit un jour se faire écraser par un fiacre, Xanrof aperçut qu’il y siégeait un jeune couple dont les amourettes avaient été dérangées. Le chansonnier s’imagina alors une aventure se déroulant dans un fiacre, rappelant sans aucun doute des scènes similaires dans Madame Bovary ou Du côté de chez Swann. Une fois écrite et composée, Le Fiacre fut représenté pour la première fois par son auteur au Concert du Paradis Latin, mais c’est véritablement Yvette Guilbert qui la rendra célèbre, bien que cela ne fut pas facile. La grande rousse aux gants noirs présentera la goualante à l’Eden-Concert, avant que la direction ne lui réplique sèchement que Le Fiacre « devrait être réservé à la province ». Ce sera à Liège finalement que Guilbert créera la pièce, au Pavillon de Flore, et l’enregistrera sur cylindre en 1897. Ce sera un véritable triomphe, et voici d’ailleurs un billet qu’elle aurait envoyé à l’auteur de la goualante au début des années 1890:

« Cher Monsieur Xanrof,

J’irai vous voir samedi, deux heures et demie afin de fouillasser vos chansons et de préparer celles qui peuvent convenir à mon bout de talent. Toute la semaine passée, j’ai rechanté Le Fiacre, et quand je ne le chantais pas, on criait dans la salle, et il me fallait revenir; je vous suis bien reconnaissante de mon succès, car c’est la chanson seule qui fait plaisir à entendre, etc. »

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Reprises

En 1939, Jean Sablon interprétera à son tour Le Fiacre, et on peut remarquer qu’il fait claquer sa langue au début, pour rappeler le trot des chevaux. D’autres interprétations suivront, notamment par Germaine Montero, Cora Vaucaire, Colette Renard et même la grande Barbara. Le célèbre chansonnier Georges Brassens la reprendra pour un disque consacré aux chansons de sa jeunesse.

Jean Sablon – Le Fiacre

Patachou – Le Fiacre

Georges Brassens – Le Fiacre

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Clin d’oeil

Crédit photo: Joost Evers / Anefo

En 1964, Marcel Amont a enregistré une parodie de la pièce écrite par Jean-Claude Massoulier, intitulée La Jaguar. Il faut dire qu’au début des années 60, les fiacres avaient complètement disparu des rues parisiennes… il était nécessaire de ‘moderniser’ la chanson. Dans cette version, les onomatopées du refrain « Cahin-caha, hue dia! Hop là! » ont été remplacés par un son de moteur ronronnant (qu’Amont fait lui-même avec sa bouche) et l’amant s’appelle désormais Johnny. Le goût yéyé de la pièce est même renforcé par quelques notes empruntées à la chanson « If I had a hammer » que l’on entend après le refrain. On peut dire que Le Fiacre aura fait du chemin depuis le temps qu’il roule!

Marcel Amont – La Jaguar

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Paroles

Marcel Amont – La Jaguar

Georges Brassens – Le Fiacre

Yvette Guilbert – Le Fiacre

Jean Sablon – Le Fiacre

Sources

Croche blanche sur musique noire – Nougaro et le Jazz américain, première partie

Avant de devenir un musicien célèbre, Claude Nougaro a rêvé d’abord d’une carrière en journalisme, pour laquelle il quitte Toulouse à la fin des années 40. Il deviendra rapidement pigiste pour Le journal des Curistes et, parmi les sujets qu’il explore, il y a la chanson et la musique; déjà Nougaro perçait sous Claude. En 1952, il intégrera la rédaction du Journal de Vichy, puis L’Écho d’Alger et La dépêche de Constantine lorsque sa famille déménage en Algérie. Suivant toujours ses parents musiciens – son père était chanteur d’opéra et sa mère pianiste – il s’installe à Paris pour de bon. Tout au long de sa carrière de journaliste, Nougaro écrit en parallèle des chansons, qu’il offre à Marcel Amont (Le Barbier de Séville, Le Balayeur du roi) et Philippe Clay (Joseph, La sentinelle). Bien vite, Claude quitte le monde de la rédaction et se fait auteur-compositeur-interprète; il se produit sur scène, dans les cabarets (Le Lapin agile) de la capitale française, et enregistre son premier 45 tours en 1958. Mais le succès n’est pas encore tout à fait au rendez-vous, jusqu’à l’année 1962…

Cette année-là, Nougaro grave un 33 tours de 25 centimètres sans titre, aujourd’hui nommé Le Cinéma; il sera accompagné par Michel Legrand et son orchestre. Parmi les pièces de l’album, mentionnons Une petite fille, une chanson autobiographique dédiée à Sylvie, la compagne d’alors de Claude. Mais il y a un morceau qui marquera les esprits, et c’est Le Jazz et la Java, une reprise de Three to get ready de Dave Brubeck. Le thème est particulièrement intéressant, puisqu’il propose sur fond de jazz un « métissage » musical, alors que la ségrégation raciale rage à ce moment-là aux États-Unis, particulièrement dans le sud. Qui plus est, à cette époque, la java est considérée comme un genre propre à la génération d’avant par les jeunes car le rock et les yéyés commencent à conquérir le coeur de la jeunesse. Le pari est risqué, mais Nougaro l’emporte haut la main; Édith Piaf elle-même l’appellera à 2 heures du matin après avoir écouté un 45 tours comprenant Le Jazz et la Java. La Môme lui demandera de lui écrire des chansons, mais malheureusement sa mort prématurée mettra fin à cette collaboration qui aurait pu être fructueuse.

Claude Nougaro – Le Jazz et la Java

Dave Brubeck Quartet – Three to get ready

L’album Time Out de Brubeck avait été un véritable hit planétaire lorsqu’il est sorti en 1959; il n’était certainement pas passé inaperçu pour l’amateur de jazz qu’est Nougaro. Or, il y a un bémol à observer: beaucoup de sources (françaises) identifient la pièce du Toulousain comme étant adaptée d’un menuet ou d’une valse de Haydn, alors que la description sur la pochette du quatuor étasunien se lit ainsi: « At first hearing, Three to Get Ready promises to be a simple, Haydn-esque waltz theme in C major ». Il ne s’agit pas d’une véritable pièce de Haydn comme l’avancent certains, mais bien un pastiche créé de toutes pièces par Brubeck. Lorsque l’album original de Nougaro indique que la musique a été composée par Jacques Datin, d’après Haydn. Il va de soi que les droits d’auteur étaient un peu moins respectés à l’époque qu’aujourd’hui…

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Mais cette incursion dans le monde du jazz ne sera pas la seule pour le chanteur toulousain. En effet, deux ans plus tard, Nougaro récidive avec la pièce Je suis sous, récit amusant d’un homme déclarant à sa Marie-Christine qu’il ne boit plus alors qu’il enfile une quantité de jeux de mots qui portent à confusion (Je suis sous/saoûl, Je suis rond/Je suis rongé de remords). Cette chanson, qui est basée sur la trame musicale de I put a spell on you du flamboyant Screamin’ Jay Hawkins, sera reprise la même année par Philippe Clay.

Claude Nougaro – Je suis sous

Philippe Clay – Je suis sous

Screamin’ Jay Hawkins – I put a spell on you

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L’année d’après, Nougaro reprend une autre pièce de Brubeck, tirée du même album que Three to get ready; il s’agit de Blue rondo à la turk, un morceau très populaire du répertoire du groupe étasunien. Pour le titre, il s’inspire du film de Jean-Luc Godard, sorti en mars 1960, avec Jean-Paul Belmondo. Sortie sur le 33 tours Bidonville, la chanson raconte l’histoire d’un gangster tentant de s’enfuir des policiers avec sa Suzy et une malette remplie d’argent. Le style très rapide de la musique donne au ton un effet de panique qu’aurait justement un braqueur en cavale. Enfin, à 0:44, le protagoniste ajoute en écoutant la radio: « Je connaissais ce truc/C’était le Blue Rondo à la Turk/Dave Brubeck jouait comme un fou« . Sur le même album se trouve une autre chanson, simplement intitulée Armstrong, et qui reprend un Negro spiritual traditionnel, Go Down Moses. Inspirée par un verset de la Bible (Exode 8:1), la pièce originale compare la situation d’esclavage des Hébreux en Égypte à celle des Noirs aux États-Unis. Nougaro décide d’utiliser la trame musicale pour non seulement ridiculiser le racisme (Armstrong, un jour, tôt ou tard/On n’est que des os/Est-ce que les tiens seront noirs?/Ce serait rigolo), mais aussi pour rendre hommage au célèbre trompettiste. Fait à noter, Armstrong lui-même enregistrera Go Down Moses en 1958.

Claude Nougaro – À bout de souffle

Claude Nougaro – Armstrong

Dave Brubeck Quartet – Blue rondo à la turk

Louis Armstrong – Go Down Moses

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Puis, en 1967, il enregistre l’album Petit Taureau, sur laquelle se trouve une composition instrumentale du jazzman Sonny Rollins, inspirée d’une musique traditionnelle des Îles Vierges. Sur ce fond musical insulaire, Nougaro écrira une chanson truffée de rimes en [sɛ̃], intitulée À tes seins. Pourquoi ce choix particulier? Il y a évidemment le jeu de mots de la première strophe: « Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints« ; mais il semble que ce soit une référence à la pièce originale de Rollins, St. Thomas. D’ailleurs, sur la pochette du 33 tours que l’on peut voir ici en mortaise, le titre de la chanson de Nougaro n’est pas À tes seins, mais bien St. Thomas.

Claude Nougaro – À tes seins

Sonny Rollins – St. Thomas

L’attitude par rapport au droit d’auteur semble bien avoir changé depuis Le Jazz et la Java, sorti seulement cinq ans avant cet album. Et, pendant ce temps aux États-Unis, les Noirs obtenaient finalement l’abolition des lois de ségrégation raciale (Civil Rights Act de 1964) et le droit de voter sans discrimination (Voting Rights Act de 1965). Désormais, lorsqu’il y avait la java, le jazz(man) n’était plus obligé de s’en aller…

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Paroles

Philippe Clay – Je suis sous

Claude Nougaro – À bout de souffle
Claude Nougaro – Armstrong
Claude Nougaro – À tes seins
Claude Nougaro – Je suis sous
Claude Nougaro – Le Jazz et la Java

Sources

  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 23 août 2016.
  • LECOEUVRE, F. Le Petit Lecoeuvre Illustré: Histoire des chansons de A à Z. Monaco: Éditions du Rocher, 2015, p. 269.
  • LEMONIER, M. Claude Nougaro. France: City Editions, 2014.
  • PEREY, I. C. 120 ans de Chansons que l’on fredonne: Petites histoires & anecdotes. Paris: Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 128-130.

Lien utile

Pour un site francophone très détaillé sur l’histoire du jazz, veuillez visiter le Jazz Viking.

 

上を向いて歩こう – Sous la pluie d’étoiles de Kyu Sakamoto

Hasashi Oshima a suivi un des parcours les plus singuliers de la musique du monde. Né seulement quatre jours après l’attaque des forces impériales nippones sur la base étasunienne de Pearl Harbor, le chanteur connu sous le nom de Kyu Sakamoto a marqué l’histoire de la pop japonaise. En 1961, à l’âge de vingt ans seulement, il créera le hit planétaire Ue o muite arukou, une ballade mélancolique sur la solitude et la nostalgie des jours passés. Le titre signifie en japonais « Je regarde le ciel en marchant », et c’est ce que fait le protagoniste afin d’éviter que ses larmes ne coulent sur ses joues.

Le parolier Rokusuke Ei était allé à une protestation contre l’ANPO (Le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon) qui venait d’être signé en janvier 1960; ce traité prévoyait une continuation de la protection du pays du Soleil-Levant par l’Oncle Sam. En revenant d’une de ces manifestations, et frustré par l’inefficacité des démonstrations, Ei aurait écrit les paroles de la chanson.  

Le responsable de Pye Records, Louis Benjamin, était de passage au Japon lorsqu’il entendit la chanson; il se procura le disque afin qu’un des jazzmen de son label, Kenny Ball, puisse l’enregistrer. Mais puisque le titre de la pièce est perçu comme trop difficile à comprendre, Pye Records décide de la renommer Sukiyaki, un plat de fondue japonaise… qui n’a pourtant rien à voir avec le contenu de la goualante. Alors que la version de Ball commence à grimper dans le palmarès anglais, le disc-jockey étasunien Rich Osborne met la main sur une copie originale et la fait tourner. Il n’en faut pas plus pour que l’original devienne un véritable hit aux États-Unis – le 15 juin 1963, la chanson connue désormais sous le titre de Sukiyaki est numéro 1 au Billboard!

Sakamoto connaîtra un autre succès, plus modeste, avec la chanson China nights, et continuera d’endisquer de nombreux hits dans son Japon natal. Hélas, comme une étoile filante, le jeune crooner n’était que de passage; il périra avec plus de 500 autres passagers lors de l’écrasement du vol 123 Japan Airlines… 

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Le succès inattendu de la chanson japonaise entraîna de nombreuses adaptations et traductions; tout d’abord en anglais, puis dans d’autres langues dont évidemment le français. Dès 1963, une première version de Ue o muite arukou dans la langue de Molière se fait entendre dans le monde. Devenue désormais Sous une pluie d’étoiles sous la plume de Frank Gérald, la goualante parle plutôt d’un amour de jeunesse, naïf mais sincère. Marcel Amont interprétera une version assez métissée: il mélangera le japonais original, le titre anglais de Sukiyaki et quelques passages en français. Il existerait aussi un cover de Tichky, un chanteur d’origine asiatique peu connu. Au Québec, c’est une jeune chanteuse prometteuse du nom de Claude Valade qui assurera une performance vocale chaleureuse. Ce sera d’ailleurs une des premières pièces que chantera l’artiste des Laurentides. L’année d’après, une autre version tournera à la radio, celle de Margot Lefebvre, une vedette de la chanson québécoise plus établie que Valade.

Marcel Amont – Sous une pluie d’étoiles

Claude Valade – Sous une pluie d’étoiles

Margot Lefebvre – Sous une pluie d’étoiles

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Plus récemment, Ue o muite arukou sera réinterprétée par Clémentine en 2011. Parsemant comme Amont sa version française de bribes de l’original japonais, l’artiste française proposera une nouvelle adaptation de son cru. Sur un fond de musique plus folk, ce ne sera plus un amour sous un ciel d’étoiles, mais plutôt une rupture; la chanteuse sera de fait plus fidèle à la goualante créée par Sakamoto. Fait intéressant, Clémentine a vu le jour la même année que l’envol de Sukiyaki au palmarès et, vu sa carrière florissante au pays du Soleil-Levant, tout porte à croire qu’elle est née sous une bonne étoile, peut-être sous une pluie d’étoiles…

Paroles

Marcel Amont – Sous une pluie d’étoiles

Clémentine – Ue o muite arukou

Margot Lefebvre – Sous une pluie d’étoiles

Claude Valade – Sous une pluie d’étoiles

Sources