La ballade de Tom Dooley

En 1866, un ancien soldat confédéré Tom Dula est formellement accusé du meurtre de sa petite amie, Laura Foster, en Caroline du Nord. Pris d’un accès de colère, il lui aurait transpercé le coeur d’un coup de poignard et, deux ans plus tard, aurait été pendu pour ce crime. Ce qui semble être a priori qu’un fait divers sans importance deviendra rapidement une de ces « ballades meurtrières » si chères à la culture musicale des Appalaches, comme Frankie and JohnnyLittle Sadie ou encore Banks of Ohio. Mais voilà, était-il vraiment coupable ? 

Crédit: Jan Kronsell

Relâché d’une prison unioniste au printemps 1865, le soldat Tom Dula est alors âgé de 20 ans et décide de retourner chez sa mère, à Wilkes County. Il désire ardemment revenir auprès d’Ann Melton, une voisine avec laquelle il entretenait une relation avant la Guerre de Sécession. L’année suivante, l’ancien soldat s’acoquine avec Pauline et Laura Foster; non seulement ces deux nouvelles conquêtes sont des cousines d’Ann, mais cette dernière est marié depuis plusieurs années à un certain James Melton. Et comme si cela n’était pas suffisant, ils contractent tous la syphilis à cause… de Pauline. 

Puis, tout bascule le 25 mai 1866. Laura Foster s’enfuit de chez son père avec un de ses fidèles destriers; si le but avoué de sa fugue est de se rendre au Tennessee, elle part cependant dans la direction inverse, vers la maison des Dula. Quelques jours plus tard, le cheval revient seul, s’étant selon toutes apparences détaché. Une rumeur selon laquelle Dula et Ann auraient assassiné Laura commence alors à circuler à cause… de Pauline (décidément). Cette dernière est arrêtée, et questionnée; elle révèlera aux policiers l’emplacement exact de la tombe creuse où a été enterrée le cadavre de l’infortunée Laura. Le couple alarmé s’enfuit à bride abattue mais manque de chance car il est intercepté tout près de la frontière de la Caroline, grâce à un certain James Grayson. Ce dernier avait engagé l’ancien soldat confédéré afin de travailler sur sa ferme et participera à sa capture. Les deux suspects sont rapidement mis sous les verrous, et le verdict prend près de deux ans avant d’être prononcé. Dernier acte de cette comédie noire, Tom Dula signe une confession dans laquelle il exonère Ann de tout soupçon; il finit ses jours au bout d’une corde, alors que sa maîtresse mourra deux ans plus tard, des causes d’une fièvre foudroyante probablement due à sa maladie vénérienne. 

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Une des premières compositions consacrée au drame sera écrite par le Colonel Thomas Land, qui avait vécu à Wilkes après la guerre. Dans ce poème sur la mort de Laura Foster, l’ancien militaire fait référence à Dula et Melton sans les nommer dans la ligne « She met her groom and his vile guest » (« Elle a rencontré son fiancé et sa vile invitée »). Pour lui, il est évident que le couple était de mèche dans le meurtre de la pauvre Laura. S’il s’agit là avant tout d’une oeuvre littéraire, elle sera chantée à quelques occasions sur fond musical. Une autre pièce attribuée à Tom Dula existe aussi, néanmoins il est hautement improbable qu’il en fut l’auteur; celle-ci écrite à la première personne fait état d’un homme qui veut donner son banjo puisqu’il ne pourra plus en jouer après son exécution. Mais c’est en 1867, c’est-à-dire pendant que Dula est toujours en prison et attend le verdict, qu’est composé la populaire The ballad of Tom Dooley; c’est ce qui explique les paroles « You killed poor Laura Foster/And now you’re bound to die » (« Tu as tué la pauvre Laura Foster/Et maintenant, tu vas mourir »). Selon certaines sources, cette ballade aurait été conservée pour la postérité grâce à un certain Calvin Triplett qui vivait à Caldwell County, juste à côté de Wilkes, au moment des faits. S’il y a une modification au niveau du nom, « Dooley » est en fait la prononciation appalachienne de Dula.

 

Crédit: Jan Kronsell

Un premier enregistrement voit le jour le 30 septembre 1929, par le duo Grayson et Whitter. Si l’on reconnaît difficilement la mélodie à cause du violon, c’est pourtant la même qui subsistera dans des adaptations postérieures. Quelques strophes semblent être à la première personne, et une d’entre elles indique clairement que le protagoniste désire donner son violon car il ne lui sera plus d’aucune utilité bientôt – ce qui rappelle la pièce apocryphe attribuée à Tom Dula. Une particularité de la version de Grayson et Whitter, des détails sur la taille de la tombe sont donnés (4 pieds de long, 3 pieds de profondeur). Une deuxième mouture au banjo est interprétée en 1940 par Frank Proffitt, à qui le folkloriste de renom Alan Lomax attribuera à tort la paternité de l’oeuvre. Cependant, fait à noter, la tante de Proffitt lui a transmis la chanson, l’ayant fort probablement entendu de ses parents qui vivaient à Wilkes à la fin des années 1860. Un autre recenseur de chansons folkloriques étasuniennes, Frank Warner, gravera sur disque sa propre version en 1952.

Grayson et Whitter – Tom Dooley

Frank Proffitt – Tom Dooley

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Et, à peine quelques années plus tard, en 1958, c’est la version du Kingston Trio qui deviendra un énorme hit. Composé de Dave Guard, Bob Shane et Nick Reynolds, le trio choisit d’ajouter Tom Dooley à leur répertoire, en ralentissant le tempo. Résultat ? Près de six millions de disques seront écoulés et la goualante contribuera au boom du style folk à la fin des années 50 et début 60, influençant des artistes comme Bob Dylan ou Joan Baez. Un des ajouts du trio musical à la version de Proffitt sera un passage parlé au début de la chanson afin de bien souligner les mauvais présages qu’engendre un triangle amoureux.

Kingston Trio – Tom Dooley

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Plusieurs versions françaises de Tom Dooley voient le jour dès 1958, la même année que le Kingston Trio. Notons premièrement l’adaptation de Max François que chanteront les Compagnons de la Chanson et Philippe Clay sur les arrangements musicaux de Maurice Ricet. Dans celle chantée par Clay, ce dernier ajoute un couplet parlé avant d’entamer la chanson dans lequel il est révélé que Dooley aurait assassiné sa femme car elle l’avait trompé – ce qui n’est dans aucune des trois pièces en anglais. Peut-être voulait-il par là atténuer le meurtre de Laura Foster en prétextant un crime passionnel. L’année d’après, c’est la grande dame de la chanson Line Renaud qui reprendra le morceau, en y ajoutant une petite passe un peu plus « brésilienne », si on peut dire.

Les Compagnons de la Chanson – Tom Dooley (Fais ta prière)

Philippe Clay – (Fais ta prière) Tom Dooley

Line Renaud – Tom Dooley

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Le célèbre parolier Jacques Plante composera à son tour une autre mouture pour Henri Decker; les différences entre les deux chansons sont très marquées. Premièrement, celle de Plante est chantée à la première personne; deuxièmement, l’idée que Dooley aurait tué Laura parce qu’elle en aimait un autre est souligné plus explicitement. De plus, Decker affirme que le protagoniste serait né au Tennessee, alors qu’il venait de Caroline du Nord – ce qui a probablement facilité la rime. Enfin, le choeur affirme qu’il se balancera d’un chêne, un clin d’oeil au morceau de Proffitt/Kingston Trio (« Hanging on a white oak tree »). 

Henri Decker – Tom Dooley

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Paroles

Philippe Clay – (Fais ta prière) Tom Dooley

Les Compagnons de la Chanson – Tom Dooley (Fais ta prière)

Henri Decker – Tom Dooley

Line Renaud – Tom Dooley

Sources

 

 

Croche blanche sur musique noire – Nougaro et le Jazz américain, première partie

Avant de devenir un musicien célèbre, Claude Nougaro a rêvé d’abord d’une carrière en journalisme, pour laquelle il quitte Toulouse à la fin des années 40. Il deviendra rapidement pigiste pour Le journal des Curistes et, parmi les sujets qu’il explore, il y a la chanson et la musique; déjà Nougaro perçait sous Claude. En 1952, il intégrera la rédaction du Journal de Vichy, puis L’Écho d’Alger et La dépêche de Constantine lorsque sa famille déménage en Algérie. Suivant toujours ses parents musiciens – son père était chanteur d’opéra et sa mère pianiste – il s’installe à Paris pour de bon. Tout au long de sa carrière de journaliste, Nougaro écrit en parallèle des chansons, qu’il offre à Marcel Amont (Le Barbier de Séville, Le Balayeur du roi) et Philippe Clay (Joseph, La sentinelle). Bien vite, Claude quitte le monde de la rédaction et se fait auteur-compositeur-interprète; il se produit sur scène, dans les cabarets (Le Lapin agile) de la capitale française, et enregistre son premier 45 tours en 1958. Mais le succès n’est pas encore tout à fait au rendez-vous, jusqu’à l’année 1962…

Cette année-là, Nougaro grave un 33 tours de 25 centimètres sans titre, aujourd’hui nommé Le Cinéma; il sera accompagné par Michel Legrand et son orchestre. Parmi les pièces de l’album, mentionnons Une petite fille, une chanson autobiographique dédiée à Sylvie, la compagne d’alors de Claude. Mais il y a un morceau qui marquera les esprits, et c’est Le Jazz et la Java, une reprise de Three to get ready de Dave Brubeck. Le thème est particulièrement intéressant, puisqu’il propose sur fond de jazz un « métissage » musical, alors que la ségrégation raciale rage à ce moment-là aux États-Unis, particulièrement dans le sud. Qui plus est, à cette époque, la java est considérée comme un genre propre à la génération d’avant par les jeunes car le rock et les yéyés commencent à conquérir le coeur de la jeunesse. Le pari est risqué, mais Nougaro l’emporte haut la main; Édith Piaf elle-même l’appellera à 2 heures du matin après avoir écouté un 45 tours comprenant Le Jazz et la Java. La Môme lui demandera de lui écrire des chansons, mais malheureusement sa mort prématurée mettra fin à cette collaboration qui aurait pu être fructueuse.

Claude Nougaro – Le Jazz et la Java

Dave Brubeck Quartet – Three to get ready

L’album Time Out de Brubeck avait été un véritable hit planétaire lorsqu’il est sorti en 1959; il n’était certainement pas passé inaperçu pour l’amateur de jazz qu’est Nougaro. Or, il y a un bémol à observer: beaucoup de sources (françaises) identifient la pièce du Toulousain comme étant adaptée d’un menuet ou d’une valse de Haydn, alors que la description sur la pochette du quatuor étasunien se lit ainsi: « At first hearing, Three to Get Ready promises to be a simple, Haydn-esque waltz theme in C major ». Il ne s’agit pas d’une véritable pièce de Haydn comme l’avancent certains, mais bien un pastiche créé de toutes pièces par Brubeck. Lorsque l’album original de Nougaro indique que la musique a été composée par Jacques Datin, d’après Haydn. Il va de soi que les droits d’auteur étaient un peu moins respectés à l’époque qu’aujourd’hui…

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Mais cette incursion dans le monde du jazz ne sera pas la seule pour le chanteur toulousain. En effet, deux ans plus tard, Nougaro récidive avec la pièce Je suis sous, récit amusant d’un homme déclarant à sa Marie-Christine qu’il ne boit plus alors qu’il enfile une quantité de jeux de mots qui portent à confusion (Je suis sous/saoûl, Je suis rond/Je suis rongé de remords). Cette chanson, qui est basée sur la trame musicale de I put a spell on you du flamboyant Screamin’ Jay Hawkins, sera reprise la même année par Philippe Clay.

Claude Nougaro – Je suis sous

Philippe Clay – Je suis sous

Screamin’ Jay Hawkins – I put a spell on you

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L’année d’après, Nougaro reprend une autre pièce de Brubeck, tirée du même album que Three to get ready; il s’agit de Blue rondo à la turk, un morceau très populaire du répertoire du groupe étasunien. Pour le titre, il s’inspire du film de Jean-Luc Godard, sorti en mars 1960, avec Jean-Paul Belmondo. Sortie sur le 33 tours Bidonville, la chanson raconte l’histoire d’un gangster tentant de s’enfuir des policiers avec sa Suzy et une malette remplie d’argent. Le style très rapide de la musique donne au ton un effet de panique qu’aurait justement un braqueur en cavale. Enfin, à 0:44, le protagoniste ajoute en écoutant la radio: « Je connaissais ce truc/C’était le Blue Rondo à la Turk/Dave Brubeck jouait comme un fou« . Sur le même album se trouve une autre chanson, simplement intitulée Armstrong, et qui reprend un Negro spiritual traditionnel, Go Down Moses. Inspirée par un verset de la Bible (Exode 8:1), la pièce originale compare la situation d’esclavage des Hébreux en Égypte à celle des Noirs aux États-Unis. Nougaro décide d’utiliser la trame musicale pour non seulement ridiculiser le racisme (Armstrong, un jour, tôt ou tard/On n’est que des os/Est-ce que les tiens seront noirs?/Ce serait rigolo), mais aussi pour rendre hommage au célèbre trompettiste. Fait à noter, Armstrong lui-même enregistrera Go Down Moses en 1958.

Claude Nougaro – À bout de souffle

Claude Nougaro – Armstrong

Dave Brubeck Quartet – Blue rondo à la turk

Louis Armstrong – Go Down Moses

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Puis, en 1967, il enregistre l’album Petit Taureau, sur laquelle se trouve une composition instrumentale du jazzman Sonny Rollins, inspirée d’une musique traditionnelle des Îles Vierges. Sur ce fond musical insulaire, Nougaro écrira une chanson truffée de rimes en [sɛ̃], intitulée À tes seins. Pourquoi ce choix particulier? Il y a évidemment le jeu de mots de la première strophe: « Il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints« ; mais il semble que ce soit une référence à la pièce originale de Rollins, St. Thomas. D’ailleurs, sur la pochette du 33 tours que l’on peut voir ici en mortaise, le titre de la chanson de Nougaro n’est pas À tes seins, mais bien St. Thomas.

Claude Nougaro – À tes seins

Sonny Rollins – St. Thomas

L’attitude par rapport au droit d’auteur semble bien avoir changé depuis Le Jazz et la Java, sorti seulement cinq ans avant cet album. Et, pendant ce temps aux États-Unis, les Noirs obtenaient finalement l’abolition des lois de ségrégation raciale (Civil Rights Act de 1964) et le droit de voter sans discrimination (Voting Rights Act de 1965). Désormais, lorsqu’il y avait la java, le jazz(man) n’était plus obligé de s’en aller…

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Paroles

Philippe Clay – Je suis sous

Claude Nougaro – À bout de souffle
Claude Nougaro – Armstrong
Claude Nougaro – À tes seins
Claude Nougaro – Je suis sous
Claude Nougaro – Le Jazz et la Java

Sources

  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 23 août 2016.
  • LECOEUVRE, F. Le Petit Lecoeuvre Illustré: Histoire des chansons de A à Z. Monaco: Éditions du Rocher, 2015, p. 269.
  • LEMONIER, M. Claude Nougaro. France: City Editions, 2014.
  • PEREY, I. C. 120 ans de Chansons que l’on fredonne: Petites histoires & anecdotes. Paris: Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 128-130.

Lien utile

Pour un site francophone très détaillé sur l’histoire du jazz, veuillez visiter le Jazz Viking.

 

La nouvelle tactique du gendarme – Les Brigades du Tigre

Pendant la Belle Époque, le crime sévit sur le territoire français. Paris est assiégée par des Apaches, le Nord-Pas-de-Calais et la Belgique par la bande Pollet, les Chauffeurs de la Drôme terrorisent Valence et partout, il y a des anarchistes prêts à bondir. Avec l’essor de nouveaux moyens de transportation, comme le train et l’automobile, les malfrats profitent d’avantages dont leurs prédécesseurs ne jouissaient pas. Il est donc temps pour la police judiciaire d’également se moderniser. Fort de ce constat, le ministre de l’Intérieur Georges Clémenceau décide de créer alors, sous les conseils de Célestin Hennion, les Brigades régionales de police mobile. Le 30 décembre 1907, cette unité spéciale – connu sous le nom des « Brigades du Tigre », une référence à Clémenceau – compte désormais douze brigades prêtes à donner main forte aux gendarmes (le texte du décret peut être consulté ici). Bientôt, situées dans les villes principales de France, ces Brigades utilisent la technologie de l’époque à leur tour: automobile, anthropométrie, téléphone, télégraphe… et même la savate! Les résultats sont au rendez-vous et, en 1912, la célèbre bande à Bonnot sera démantelée.

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Les Brigades du Tigre marqueront les esprits et feront l’objet de quelques adaptations, dont un film en 2006. Mais la plus connue est certainement la série télévisée de Claude Desailly, qui durera six saisons entre 1974 et 1983. Le générique sera interprété par Philippe Clay, sur une musique de Claude Bolling et un texte de Henri Djian. Véritable complainte chantée du point de vue d’un brigand de la Belle Époque, la goualante reprend les thèmes de la modernisation de ce service de police, dont les fiches signalétiques (« De face, de dos, profil, ils ont nos bobines en photo »), ainsi que l’emploi d’automobiles (« Ni grands, ni gros, ils ont laissé leurs vélos, leurs chevaux/En torpédo, de vrai casse-cous à 35 au chrono »). Enfin, la chanson vante la qualité des Brigades, puisque Clay va même jusqu’à supplier le ministre de l’Intérieur de faire preuve d’un peu de relâche dans le service (« M’sieur Clemenceau, pensez à nos femmes et à nos marmots »). Après tout, même les criminels doivent s’occuper de leur petite famille!

Philippe Clay – La complainte des Apaches

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Paroles

Philippe Clay – La complainte des Apaches

Sources

Monsieur William – Une collaboration signée Caussimon-Ferré

En 1947, Jean-Roger Caussimon sirote un verre bien tranquillement accoudé au zinc du Lapin agile. Il venait de déclamer sur scène quelques uns de ses poèmes, lorsqu’un jeune homme à binocles s’approche de lui. L’inconnu, tout de noir vêtu, lui propose de mettre en musique une des créations de Caussimon, À la Seine. Le poète accepte volontiers, sans savoir qu’il vient de confier un de ses enfants nul autre que… Léo Ferré. Cette collaboration, et chaude amitié, durera presque quatre décennies ; si seulement toutes les relations débutées dans un bar pouvait durer aussi longtemps ! 

Ce ne fut là que le début du tandem Caussimon-Ferré, dont la fructueuse collaboration compte également dans ses rangs la mise en musique de Mon Camarade, Nous deux, Mon Sébasto, Comme à Ostende… Certains textes plaisent et inspirent immédiatement Ferré, comme Ne chantez pas la mort, qu’il met en musique et chante à l’Olympia quelques jours à peine après réception du texte. D’autres textes, par contre, n’ont pas plu du tout au poète monégasque, tel que Le temps du tango, qui a bien failli finir aux oubliettes… Fort heureusement que la douce moitié de Léo Ferré saura le persuader. En 1953, une autre goualante voit le jour sous les doigts du poète sans Dieu ni maître : il s’agit de Monsieur William, un employé « modèle » trouvant la mort lors d’un différend au sujet d’une femme de petite vertu…

Monsieur William (1953)

Monsieur William, version dépouillée de l’Olympia (1955)

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Reprise

Cependant, ce ne sera pas Léo Ferré lui-même qui créera le morceau ; cet honneur reviendra au duo très méconnu aujourd’hui Marc et André, composé de Marc Chevalier et d’André Schlesser. Puis, Monsieur William sera repris par plusieurs autres, allant des Frères Jacques jusqu’à Philippe Léotard, en passant par l’auteur originel ; endisquant son premier 33 tours à l’aube de la cinquantaine, Caussimon chantera Monsieur William à son tour.

Les Frères Jacques – Monsieur William

Philippe Léotard – Monsieur William

Jean-Roger Caussimon – Monsieur William

Reprise en vidéo

Le 5 juin 1961, Philippe Clay chantera la goualante devant caméra, en se laissant aller à une pantomime digne de Valentin le désossé. L’interprétation de Clay donne à Monsieur William une dimension grave, bien plus encore que Ferré, étant beaucoup plus près du slam moderne que de la chanson de cabaret. En extra, il faut remarquer qu’une partie du décor rappelle les gratte-ciels de New York, clin d’oeil à l’origine de l’employé modèle.

Pianiste de cabaret, l’homme à tête de chou a longtemps eu à son répertoire Monsieur William et décida en 1968 d’y faire une version plus moderne. Dans celle-ci, beaucoup plus rythmée et enjouée, les coeurs sont constitués de femmes à l’accent angliche, une interprétation peut-être plus sourcière pour rappeler les origines de Monsieur William. Cette version devait faire partie d’un projet que caressait – sûrement lubriquement – Gainsbourg : un album de reprises où devait également figurer La complainte de la butte et Comme un p’tit coquelicot… 

Paroles

Jean-Roger Caussimon – Monsieur William

Philippe Clay – Monsieur William

Léo Ferré – Monsieur William

Serge Gainsbourg – Monsieur William

Philippe Léotard – Monsieur William

Les Frères Jacques – Monsieur William

Discographie

Pour Léo Ferré

1953 – 33 tours LP : Monsieur William/La Chambre/Vitrines/Le Pont Mirabeau/Judas/Notre amour/…Et des clous/Les Cloches de Notre-Dame/Paris canaille

1958 – 45 tours LP : Paris-canaille/Monsieur William/L’homme/Le piano du pauvre

Pour Les Frères Jacques

1953 – 78 tours SP : Barbarie/Monsieur William

195? – 33 tours LP : Le Saint-Médard/Jour de colère/Page d’écriture/Complainte mécanique/La queue du chat/Monsieur William/Petite fable sans morgue

Pour Marc et André

1958 – 45 tours EP : L’Île Saint-Louis/Le chemin des oliviers/Le voilier l’Espérance/Monsieur William 

Sources

  • AUDIGIER, A. Les compagnons pianistes. Paris : L’Harmattan, 2010, p. 38.
  • PEREY, I. C. 120 chansons que l’on fredonne : Petites histoires et anecdotes. Paris : Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 93-94.
  • VERLANT, G. Gainsbourg. Paris : Albin Michel, 2000, p. 31 & 117.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 15 juin 2014.

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Aller simple vers une carrière – Le poinçonneur des lilas


AttachmentImage.ashxÀ la fin des années 50, Lucien Ginsburg est accompagnateur au piano dans certains cabarets, comme le Milord l’Arsouille. Peintre de profession, c’est cependant grâce aux tintements des touches d’ivoire qu’il arrondit les fins de mois… Mais derrière ce timide pianiste se cache un ambitieux artiste qui ne demande qu’à éclore. Encouragé par le parolier Francis Claude, Gainsbourg se produit en public et crée alors Le poinçonneur des lilas. Fort de cette première étape, il sait désormais que son rêve est accessible et il vient d’en subir les premiers transports ; brûleront ainsi les toiles de Lucien pour produire les crépitements de Serge. En effet, non seulement abandonnait-il l’art graphique au profit des réjouissances d’Euterpe dans cette métamorphose, mais l’homme à tête de chou se rebaptisait « Serge Gainsbourg », car Lucien était selon lui un prénom qui faisait trop garçon coiffeur pour rombières à bagouzes.

Serge Gainsbourg – Le poinçonneur des lilas

 S’inspirant de la vie des poinçonneurs des stations de métro – remplacés par des tourniquets en notre ère moderne – Gainsbourg dépeint un tableau aussi sombre qu’un tunnel : l’ennui guette, mine et plombe notre pauvre employé des gares. Les pages du Reader’s Digest ne feront que lui présenter d’avantage un monde ensoleillé, loin du triste boulot quotidien. Et bientôt les petits trous lui suggèrent d’en faire un dernier, tout près de la tempe…

Si Gainsbourg a écrit et composé la chanson (grâce aux arrangements d’Alain Goraguer, il faut le souligner, qui sortira un disque intitulé Du Jazz à la Une en 1958 avec le morceau en version instrumentale), il ne sera cependant pas le premier à l’endisquer. Cet honneur revient aux Frères Jacques, dont la version précède de quelques semaines à peine celle de l’homme à tête de chou.

Les Frères Jacques – Le poinçonneur des lilas


Mais là ne s’arrête pas le palmarès qu’engendre cette première création : reprise par plusieurs autres à la même époque – dont
Jean-Claude Pascal et Philippe Clay – la goualante permettra à Hugues Aufray de décrocher le premier prix d’un concours organisé par Europe 1 ! Et comme si cela n’était pas suffisant, c’est son maître à penser, Boris Vian, qui l’encense dans un article du Canard Enchaîné, daté du 12 novembre 1958 : « Allez, lecteurs et auditeurs prêts à bailler CONTRE, contre les fausses chansons et les faux de la chanson, tirez deux sacs de vos fouilles et raquez au disquaire en lui demandant le Philips B76447R« . On peut également entendre Bourvil fredonner le refrain dans le film La Grosse Caisse d’Alex Joffé (1965) ; après tout, le comédien interprète, aux côtés de Paul Meurisse, un poinçonneur de la RATP…

Clin d’oeil

Mais Gainsbourg aime bien la dérision, si ce n’est également l’auto-dérision. Lors de l’émission Premier Avril, diffusée le 1er avril 1966, un présentateur (Jean Yanne, semble-t-il) nous informe qu’il y a du nouveau dans la vie du poinçonneur des lilas. Et en voici la preuve :


Mais là ne saurait s’arrêter la beauté de la chose, puisque des travaux récents à Paris vont permettre le rallongement de la ligne de métro actuelle. Et une des nouvelles stations aura pour nom Les Lilas – Serge Gainsbourg. Que pensez-vous que siffloteront les usagers du métropolitain en voyant le wagon s’approcher avec ses petites roues, ses petites roues, toujours ses petites roues…

Paroles

Serge Gainsbourg – Le fossoyeur du cimetière de Pacy-sur-Eure

Serge Gainsbourg – Le poinçonneur des lilas

Discographie

Pour Serge Gainsbourg

1958 – 45 tours EP : Le poinçonneur des lilas/Douze belles dans la peau/La femme des uns sous le corps des autres/Du jazz dans le ravin 

1958 – Du chant à la une! : Le poinçonneur des lilas/La recette de l’amour fou/Douze belles dans la peau/Ce mortel ennui/Ronsard 58/La femme des uns sous le corps des autres/L’alcool/Du jazz dans le ravin/Charleston des déménageurs de piano

Sources

  • BOUVIER, Y.F. et VINCENDET, S. L’intégrale et caetera. Paris : Bartillat, 2005, p. 267.
  • PEREY, I.C. 120 Chansons que l’on fredonne : Petites histoires & anecdotes. Paris : Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 112-114.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopédisque.fr] Consulté le 23 mai 2014.
  • NOUVEL OBS [http://leplus.nouvelobs.com/contribution/817012-une-station-de-ma-tro-serge-gainsbourg-la-musique-est-sur-la-bonne-voie.html] Consulté le 23 mai 2014.