Un destin lié au Chili, deuxième partie – Victor Jara

Crédit photo: Marcelo Urra

Né de modestes paysans, Victor Jara se passionne tôt pour la musique et le théâtre, longtemps hésitant à poursuivre une seule voie; il parviendra à le faire en parallèle. Intéressé par la culture folklorique chilienne, il en recense pendant un temps avant d’intégrer le collectif d’artistes Cuncumén; rapidement, Jara devient directeur d’une académie folklorique (1963) et même du groupe de musique devenu légendaire Quilapayún (1966). Bientôt, sa carrière musicale commence à prendre son essor à la fin des années 60 alors qu’il enregistre son premier disque Canto a lo Humano. Conscient de la puissance de la plume, Jara continuera d’utiliser son incontestable talent pour des causes politiques qui lui tiennent à coeur. Communiste convaincu et partisan indéfectible de l’Unité populaire d’Allende, le chanteur sera arrêté par la junte militaire et emmené de force à l’Estadio Chile (aujourd’hui renommé le Stade Victor Jara), comme de nombreux opposants de Pinochet. Quelques jours après le putsch, Jara aura les doigts coupés à la hache – ceux qui avaient pourtant pincé les cordes de sa guitare pour claironner la paix et l’amour – avant d’être fusillé. On raconte qu’il aurait défié les soldats en entonnant la chanson de l’Unité populaire une dernière fois…

Figure de proue de la nouvelle chanson chilienne avec Angel Parra et Osvaldo Rodríguez, Victor Jara s’est illustré par son utilisation à la fois d’une guitare acoustique, instrument typique des chansonniers, et de sons plus électriques, tout en composant des textes engagés. Parmi ces sujets de prédilection, notons la critique de la bourgeoisie chilienne, la célébration du marxisme et de ses figures de proue, de même que des chansons sur l’amour. Une de ses goualantes les plus connues est sans contredit Te recuerdo Amanda (Tu te souviens Amanda), une histoire entre deux jeunes de la classe ouvrière, et qui sont séparés après que Manuel a pris part à une manifestation; nous conseillons également d’écouter El derecho de vivir en paz (Le droit de vivre en paix), une ode au leader Viet-Cong Ho Chi Minh, alors en pleine guerre avec les États-Unis. 

Victor Jara – Te recuerdo Amanda

Victor Jara – El derecho de vivir en paz

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© Erling Mandelmann

Comédien, chanteur et poète wallon, Julos Beaucarne est né le 27 juin 1936, à Écaussinnes, en Belgique. Il se découvre assez tôt un talent pour la chanson, et enregistre son premier 45 tours en 1964 et sort un album trois ans plus tard, pour lequel il obtient le prix des Rencontres poétiques du Mont-Saint-Michel. En 1973, il adapte Gilles Vigneault et Georges Brassens en wallon; il compose aussi deux albums instrumentaux, mettant à profit son talent musical. Toujours aussi humble, il demeure encore dans son village de Tourinnes-la-Grosse, et répond lui-même au forum de son site personnel que nous avons cité un peu plus bas.

En 1975, deux ans après le coup d’état, Beaucarne sort un album intitulé simplement Chandeleur Septante-Cinq; il y figure une chanson assez engagé, Lettre à Kissinger. Dans celle-ci, le chanteur belge reprend les derniers instants de Jara et accuse Kissinger d’avoir été directement responsable du meurtre de l’artiste chilien (Celui qui a pointé son arme/S’appelait peut-être Kissinger), en même temps qu’il lui rappelle la barbarie du régime militaire de Pinochet en la comparant à celle des Nazis (Cette histoire que j’ai racontée/Kissinger, ne se passait pas/En quarante-deux mais hier/En septembre septante-trois).

Julos Beaucarne – Lettre à Kissinger

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Crédit photo: Guy Thomas, Marie-Thérèse Grappe et Arnaud25

La même année, le chansonnier Jean Ferrat sort un album éponyme contenant une dizaine de titres. Parmi ceux-ci, il y a la pièce Le bruit des bottes, une chanson engagée contre le fascisme. Dès les premières lignes, un parallèle est fait entre le régime de Franco en Espagne et celui de Pinochet au Chili, en mettant en garde ses concitoyens français que la menace est réelle et peut toujours frapper un pays démocratique (ce qui avait été le cas dans les deux pays mentionnés) par l’excuse classique du rétablissement de la morale et de l’ordre public (Quand un Pinochet rapplique/C’est toujours en général/Pour sauver la République/Pour sauver l’ordre moral). Dans l’avant-dernière strophe, Ferrat fait allusion explicitement aux derniers moments de Victor Jara : 

À moins qu’avec un hachoir
Ils me coupent les dix doigts
Pour m’apprendre la guitare
Comme ils ont fait à Jara

Jean Ferrat – Le bruit des bottes

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© Erling Mandelmann

Après la Belgique et la France, la Suisse aura également son artiste qui chantera au sujet de Victor Jara en la personne de Michel Bühler. Enseignant de formation, le Bernois d’origine se consacrera rapidement à l’écriture de chansons, de pièces de théâtre et de romans. Très prolifique, comme le démontre sa vingtaine d’albums qu’il a lancé depuis 1969, Bühler est aussi reconnu pour la qualité de sa plume; il recevra le prix Jacques-Douai en 2013. En 2004, il composera la pièce Chanson pour Victor Jara sur son album Chansons têtues. Bühler y décrit la fin de Jara, de façon assez éloquente, en martelant la brutalité des militaires. Tout comme Beaucarne, le Suisse évoque la participation de Washington dans le coup d’état de Pinochet, et se désole qu’il y ait toujours pas eu de procès dans la mort du chansonnier chilien (Et personne depuis/N’a demandé pardon/Pour les années de nuit/Pour tous les compagnons). Mais, comme un faisceau de lumière à travers d’opaques ténèbres, Bühler évoque dans son refrain la chanson de l’Unité populaire, qui fut probablement – en espagnol – les derniers mots de Victor Jara… 

Le peuple uni, jamais
Ne sera vaincu, non !
Le peuple uni, jamais
N’inclinera le front !

Michel Bühler – Chanson pour Victor Jara

Paroles

Julos Beaucarne – Lettre à Kissinger

Michel Bühler – Chanson pour Victor Jara

Jean Ferrat – Le bruit des bottes

Sources

Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de Yohan Navarro.

 

Une mutinerie révolutionnaire – Le cuirassé Potemkine

En 1905, la situation politique est critique en Russie impériale; une guerre commencée avec le Japon l’année précédente s’annonce désastreuse et devient de plus en plus impopulaire auprès du peuple russe. Une manifestation a lieu en janvier sur la place du Palais d’hiver et se termine par un bain de sang; cet évènement sera connu par la suite sous le nom de « Dimanche rouge ». Cette effervescence de révolte continuera tout le long de l’année jusqu’à la tenue d’une grève générale pendant une dizaine de jours jusqu’à ce que cède Nicolas II. Il existe cependant un évènement capital qui se produit le 27 juin et qui marquera les esprits: la mutinerie du cuirassé Potemkine.

Mouillant dans les eaux de la mer Noire, le bâtiment reçoit un ravitaillement de viande; cependant, selon certains, la viande est avariée et plusieurs matelots refusent leur portion, encouragés par un jeune agitateur marxiste, Matouchenko. Le capitaine du cuirassé Guiliarovski décide alors de fusiller des mutins pour l’exemple et ordonne à ses hommes de s’exécuter; Matouchenko parvient à les convaincre de ne pas tirer. Guiliarovski tire alors sur un des hommes au peloton avant d’être lui-même abattu; désormais, la mutinerie est déclenché et les matelots s’emparent d’armes et s’empressent d’occire des officiers supérieurs. Une fois fait, ils élisent à main levée un comité en charge du navire, avec Matouchenko à sa tête. Le Potemkine fait alors route vers Odessa, où il y a de nombreux remous politiques; après quelques jours d’ancrage dans la baie, le vaisseau quitte les eaux de Crimée en direction de la Roumanie. Convaincus qu’il n’y a désormais plus rien à faire, et que leur geste n’aura causé une révolution dans la flotte russe, les matelots se rendent aux autorités roumaines. C’est la fin de la mutinerie du Potemkine.

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Ces évènements inspireront le grand cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein qui filmera vingt ans plus tard un des grands chef-d’oeuvres du 20e siècle, Le Cuirassé Potemkine, un mélange saisissant de poésie et de propagande soviétique. Et c’est justement en le visionnant que Georges Coulonges décide d’écrire une chanson sur la mutinerie trois jours plus tard, obsédé selon ses dires par les images captivantes du film d’Eisenstein. L’écrivain la confiera à Jean Ferrat, qui passera de nombreux mois afin de trouver une musique qui convienne au ton révolutionnaire de la chanson. Lorsqu’il parviendra enfin à trouver la mélodie qu’il désire, le chanteur de l’Ardèche l’enregistrera, porté par les arrangements d’Alain Goraguer. 

Jean Ferrat – Potemkine

C’est alors qu’il est invité le 24 novembre 1965 à l’émission animée par Alain Raisner Âge tendre et Tête de bois que Jean Ferrat propose de chanter Potemkine. Toutefois, la censure étant assez sévère à l’époque, on refuse catégoriquement la chanson, considérée trop provocante; la direction fait savoir à Ferrat qu’il devra tout simplement en choisir une autre. Intransigeant, le chanteur quitte le studio et ce sera justement cette interdiction qui donnera une publicité retentissante à Potemkine. Comme quoi la censure a tendance à rendre une oeuvre souvent plus alléchante, en particulier lorsque celle-ci présente un thème révolutionnaire…

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Paroles

Jean Ferrat – Potemkine

Sources

  • BRIERRE, J. D. Jean Ferrat, une vie. Archipel, 2010.

Un destin lié au Chili, première partie – Salvador Allende

Né le 26 juin 1908 à Valparaiso au sein d’une famille progressiste, Salvador Allende poursuivra tout au long de sa vie une carrière politique ancrée à gauche; il est vice-président de la Fédération Étudiante de l’Université du Chili (FECH), puis devient en 1933 l’un des membres fondateurs du Parti Socialiste du Chili. Ayant rapidement monté les échelons et ayant un doctorat de médecine en poche, il est fin prêt pour un poste au gouvernement. Allende obtient sa chance lorsqu’il est nommé ministre de la santé dans le cabinet d’Aguirre Cerda en 1939. Le Valparaisien entame alors une série de réformes pour les moins nantis, comme les prolétaires et les veuves. Dans les années 50, il ira même jusqu’à jeter les bases pour un système de soins de santé universel, une première en Amérique du Sud. Sénateur depuis 1945, il tente à plusieurs reprises d’être élu président, mais échoue à trois reprises (1952, 1958, 1964); la quatrième fois sera la bonne. Le 4 septembre 1970, Salvador Allende est le premier socialiste à être élu à la tête d’un pays en Amérique du Sud.

Cependant, les réformes qu’il entame, tel que la nationalisation de matières premières (comme le cuivre) et les banques, ne sont pas appréciées par les cercles de droite, ni par les hautes sphères des États-Unis. Le président étasunien, Richard Nixon, intime alors son secrétaire d’état Henry Kissinger et la CIA de poursuivre une guerre économique contre le Chili afin de déstabiliser son gouvernement socialiste, et de le renverser.

En 1973, alors qu’il y a une crise constitutionnelle qui fait rage, une première tentative de renversement a lieu le 29 juin, appelé le Tanquetazo, mais celle-ci aboutie à un échec.  Deux mois plus tard, le 23 août, une majorité de la Chambre des députés passe une résolution portant sur « la violation grave de l’ordre constitutionnel et juridique de la République », par laquelle elle enjoint la police nationale et l’armée à y mettre fin; l’instabilité mène alors le Général Carlos Prats à démissionner le même jour en faveur d’Augusto Pinochet.

Le 11 septembre, alors que Salvador Allende doit prononcer un discours sur un référendum prochain, le palais présidentiel, la Moneda, est assiégé. Le président fait évacuer rapidement sa famille et le personnel, et s’enferme, refusant de se rendre aux généraux putschistes. Lorsque l’armée réussit enfin à forcer son entrée, Allende est déjà mort, suicidé d’un coup de carabine; son sang et celui de tant de ses partisans coulera, rouge, dû à un régime brutal qui s’emparera du pouvoir pendant 17 ans. Juste avant de mourir, il laissera ces quelques mots à la postérité, véritable testament d’un grand homme d’état:

Salvador Allende – Dernier discours

[Extrait]
« Travailleurs de ma patrie ! J’ai confiance au Chili et à son destin. D’autres hommes dépasseront les temps obscurs et amers durant lesquels la trahison prétendra s’imposer. Allez de l’avant tout en sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues sur lesquelles passeront des homme libres de construire une société meilleure. Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vivent les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles. J’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas inutile. Et que pour le moins il aura pour sanction morale : La punition de la félonie, de la lâcheté et de la trahison. » [Trad. de Lorena Bettocchi]

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Ce coup d’état contre une démocratie fait réagir aux quatre coins du monde. Parmi les réactions, notons que deux chansons françaises font allusion directement à Allende. La première, Valparaiso, est une création d’Annie Nobel et Philippe Richeux, écrite sur fond de musique andine. Nobel n’est pourtant pas une chanteuse engagée mais, racontera-t-elle plus tard, la nouvelle de la mort d’Allende l’aurait bouleversée et l’aurait poussée à écrire et terminer le jour même la pièce. Puis, elle s’entretiendra avec Colette Magny, chanteuse et militante d’extrême gauche, et cette dernière lui cédera sa place lors d’un gala de soutien au Chili; malade, c’est son compagnon Philippe Richeux qui chantera seul devant un public réceptif. Consciente qu’il s’agit là d’une goualante de qualité, Nobel s’empresse de l’enregistrer et la chanson se retrouvera dans les bacs l’année suivante (on peut d’ailleurs voir en mortaise la couverture du 45 tours, qui est un dessin de Plantu). 

Annie Nobel et Philippe Richeux – Valparaiso

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En 1976, Maxime Le Forestier, Colette Magny et Mara composeront ensemble Chili – Un peuple crève…, dont la pièce maîtresse est un texte lu par Le Forestier, accompagné par Magny en contre-chant ainsi que par quelques accords de guitare. Le style très dépouillé et les différents sons poussés par Colette, tel que des toussotements et des cris, donnent à cette pièce une saveur particulière, à la fois simple et tortueuse. Et, comme l’indique le titre, la chanson se veut être un véritable cri du coeur de la part de ces artistes afin d’exprimer leur solidarité avec les victimes de la répression au Chili.

Maxime Le Forestier – Un peuple crève

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En 1977, Léo Ferré, poète de gauche bien connu, composera une chanson hommage au président disparu; celle-ci figurera à son album La Frime. Pour ce faire, il utilisera quatre strophes parues dans un recueil auto-édité en 1974 intitulé Il est six heures ici et midi à New York. Le texte décapant et la musique inquiétante représentent bien une atmosphère à la fois combative et idéaliste. Le chansonnier monégasque en profite pour s’attaquer à certaines cibles de prédilection, comme les bourgeois (« Quand les mecs cravatés respireront quand même »), l’hypocrisie de la gauche caviar (« Même si pour la rime, on sort la Marseillaise/Avec un foulard rouge et des gants de chez Dior ») et l’ordre établi (« Quand les tueurs gagés crèveront dans la soie/Qu’ils soient Président ci ou Général de ça »).

Léo Ferré – Allende

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Enfin, plus près de nous, l’album sorti dans les années 2000 ¡Venceremos! mélange à la fois des chansons d’artistes chiliens comme Angel et Isabel Parra et quelques textes lus en français par Pierre Arditi, accompagné ou non par une guitare. Dans la même veine que Un peuple crève, ces extraits décrivent de façon poignante les évènements qui se sont déroulés au Chili, en distillant à la fois poésie et consternation. Dans l’extrait choisi, Arditi décrit Allende comme un homme à l’apparence ordinaire, sans « la magnifique gueule du Che », et qui était rempli de bonté et de désir d’équité… et dont la fin tragique a marqué l’histoire du Chili, lorsqu’il s’est donné la mort au lieu de fuir devant la dictature. L’acteur termine en ces mots: « Nous continuerons de crier que le peuple uni ne sera jamais vaincu », un écho au « El pueblo unido jamás será vencido« , chanson du groupe chilien Quilapayun sortie en 1973, quelques mois avant les faits, et qui deviendra l’hymne de la solidarité populaire au Chili. 

Pierre Arditi – L’espérance de la résurrection 

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Paroles

Léo Ferré – Allende

Annie Nobel – Valparaiso

Sources

La nouvelle tactique du gendarme – Les Brigades du Tigre

Pendant la Belle Époque, le crime sévit sur le territoire français. Paris est assiégée par des Apaches, le Nord-Pas-de-Calais et la Belgique par la bande Pollet, les Chauffeurs de la Drôme terrorisent Valence et partout, il y a des anarchistes prêts à bondir. Avec l’essor de nouveaux moyens de transportation, comme le train et l’automobile, les malfrats profitent d’avantages dont leurs prédécesseurs ne jouissaient pas. Il est donc temps pour la police judiciaire d’également se moderniser. Fort de ce constat, le ministre de l’Intérieur Georges Clémenceau décide de créer alors, sous les conseils de Célestin Hennion, les Brigades régionales de police mobile. Le 30 décembre 1907, cette unité spéciale – connu sous le nom des « Brigades du Tigre », une référence à Clémenceau – compte désormais douze brigades prêtes à donner main forte aux gendarmes (le texte du décret peut être consulté ici). Bientôt, situées dans les villes principales de France, ces Brigades utilisent la technologie de l’époque à leur tour: automobile, anthropométrie, téléphone, télégraphe… et même la savate! Les résultats sont au rendez-vous et, en 1912, la célèbre bande à Bonnot sera démantelée.

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Les Brigades du Tigre marqueront les esprits et feront l’objet de quelques adaptations, dont un film en 2006. Mais la plus connue est certainement la série télévisée de Claude Desailly, qui durera six saisons entre 1974 et 1983. Le générique sera interprété par Philippe Clay, sur une musique de Claude Bolling et un texte de Henri Djian. Véritable complainte chantée du point de vue d’un brigand de la Belle Époque, la goualante reprend les thèmes de la modernisation de ce service de police, dont les fiches signalétiques (« De face, de dos, profil, ils ont nos bobines en photo »), ainsi que l’emploi d’automobiles (« Ni grands, ni gros, ils ont laissé leurs vélos, leurs chevaux/En torpédo, de vrai casse-cous à 35 au chrono »). Enfin, la chanson vante la qualité des Brigades, puisque Clay va même jusqu’à supplier le ministre de l’Intérieur de faire preuve d’un peu de relâche dans le service (« M’sieur Clemenceau, pensez à nos femmes et à nos marmots »). Après tout, même les criminels doivent s’occuper de leur petite famille!

Philippe Clay – La complainte des Apaches

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Paroles

Philippe Clay – La complainte des Apaches

Sources

¡No pasarán! – La guerre civile d’Espagne et la chanson française

Cette année marquera le 80e anniversaire du déclenchement de la guerre civile espagnole, un épisode sanglant de la péninsule ibérique qui marquera les esprits. Opposant les partisans d’une République légitime aux putschistes de Franco, le conflit divisera des pères et des fils, et même des frères de diverses alliances politiques. Dans le premier camp, l’on retrouve des communistes, des socialistes et des Espagnols fidèles à leur gouvernement; de l’autre, des nationalistes, des traditionalistes (monarchistes et fervents catholiques) et surtout des fascistes. Le bras de fer est enclenché le 18 juillet 1936, et pendant quatre années, le pays de Cervantès verra ses vignes abreuvées de sang et la République fléchir sous le lourd couperet des fasces. L’Europe et le monde observe ce conflit sans toutefois ouvertement y participer; l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste déploient des volontaires (la Légion Condor et le Corpo Truppe Voluntarie respectivement) pour lutter dans les rangs du futur Caudillo – de l’autre côté, l’URSS et les Brigades Internationales se mobilisent afin de renforcer le rempart républicain; des anarchistes, français et espagnols, rejoignent le front antifasciste mais se brouillent rapidement avec les communistes et les nationalistes catalans. Pendant quatre ans, la guerre rage et fait son lot de victimes de part et d’autre; les exactions politiques sont chose commune dans une guerre civile. Madrid tombe enfin le 26 mars 1939 et le généralissime Francisco Franco annonce la victoire des nationalistes moins d’une semaine plus tard, le premier avril, lors de l’allocution de l’último parte à la radio. Cela marque le début d’une nouvelle ère pour l’Espagne – désormais sous la coupe des militaires – et la fin du massacre fratricide…

Guernica

La situation politique de l’Espagne suscitera l’intérêt de nombreux artistes. Il suffit de penser à Guernica de Picasso, qui dépeint le bombardement de cette même ville par l’aviation allemande. Exposée à l’Exposition Universelle de Paris en 1937, la toile deviendra un des symboles les plus poignants des horreurs de la guerre. Le conflit sera également une source d’inspiration pour plusieurs chanteurs engagés de langue française et qui verront dans cette guerre civile le danger de la montée du fascisme.

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Jean Ferrat – Federico Garcia Lorca, Maria et Un jour, un jour

Chanteur connu pour son engagement à gauche, Jean Ferrat crée à lui seul trois morceaux sur la guerre civile d’Espagne. Il signe dès son premier album Deux enfants au soleil, sorti en 1961, une chanson en hommage au poète disparu Federico Garcia Lorca.

Figure de proue du mouvement littéraire Génération de 27, Garcia Lorca est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands poètes de son époque, par son style riche en symbolique et sa fluidité contagieuse. Victime malheureuse des franquistes, ce dernier a été lâchement assassiné dans sa province de Grenade natale et, jusqu’à ce jour, sa dépouille n’a toujours pas été identifiée.

Désirant donc honorer sa mémoire, Ferrat recrée les derniers instants du poète espagnol et son assassinat aux mains des nationalistes, sous la houppe de la guardia civil. Juxtaposant « De noirs taureaux font mugir la montagne » et « Et vous Gitans, serrez bien vos compagnes », il semble faire écho à la Marseillaise, symbole par excellence de la République. Et, en guise de conclusion, Ferrat achève par cette dernière parole, apocryphe: 

Non, jamais je n’atteindrai Grenade
« Bien que j’en sache le chemin »

Jean Ferrat – Federico Garcia Lorca

Quelques années plus tard, Ferrat récidive avec deux autres goualantes sur son album sorti en 1967, intitulé Maria. La pièce titre illustre la guerre civile de façon particulière – sans prendre position, il s’agit tout simplement d’un désaccord politique de deux frères nés d’une même mère, Maria, la prosopopée ibérique et républicaine semblable à la Marianne française. Fait étrange puisque le chanteur ardéchois est fortement engagé à gauche et cette vision neutre du conflit ne semble pas cadrer avec son discours habituel. D’ailleurs, il faut noter que Maria n’a pas été écrite par Ferrat, mais bien par Jean-Claude Massoulier, plutôt connu pour un répertoire de chansons d’un registre comique ou léger. Outre Maria, mentionnons aussi Un jour, un jour, un poème écrit par Louis Aragon dans son recueil Le fou d’Elsa, publié en 1963. Mise en musique par Ferrat, la pièce évoque Garcia Lorca et alterne entre une vision pessimiste d’un monde belliqueux et l’espoir prochain d’une paix nouvelle.

Et cette bouche absente et Lorca qui s’est tu
Emplissant tout à coup l’univers de silence
Contre les violents tourne la violence
Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue

Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche

Jean Ferrat – Un jour, un jour

Jean Ferrat – Maria

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Leny Escudero – Vivre pour des idées et El Paso del Ebro

Crédit: Michel Bourdais

Fils de républicains espagnols, Leny Escudero n’a que six ans lorsque ses parents s’exilent en France lors de l’avènement de Franco. Toute sa vie durant, le chanteur originaire d’Espinal conservera une méfiance (voire défiance) envers l’autorité et sera farouchement engagé à gauche. Bien évidemment, la guerre civile d’Espagne occupera une importance non négligeable dans sa vie, causant un déracinement dont il ne se remettra jamais. En 1973, Escudero enregistrera Vivre pour des idées, un clin d’oeil évident à la chanson de Brassens, Mourir pour des idées, sortie l’année d’avant. Si la goualante du Sétois se moque ouvertement des religieux qui appellent à se sacrifier au nom de Dieu, alors que ceux-ci veulent mourir « mais de mort lente », Escudero évoque au contraire un engagement sans concession pour « apprendre à lire et à écrire ». Et que dira son père, républicain analphabète qui s’était exilé à cause de ses opinions politiques?

Alors mon père m’a dit « Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident »

Leny Escudero – Vivre pour des idées

En 1997, le chanteur ténébreux gravera sur disque El paso del Ebro, une chanson traditionnelle datant du temps des guerres napoléoniennes qui a été repris par les Républicains lors de la guerre civile espagnole. Cependant, pour marquer l’aspect mélancolique de la pièce et renforcer sa nostalgie, Escudero interprétera la chanson sur une musique de tango, et non comme un paso doble traditionnel.

Leny Escudero – El paso del Ebro

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Léo Ferré – Franco la Muerte et Les Anarchistes


Bien connu pour ses positions à gauche, Léo Ferré a longtemps affiché haut et fort ses couleurs. Il suffit d’écouter Franco la Muerte (« Franco la Mort ») pour entendre le grand chansonnier déverser son amertume et sa haine sur le dictateur espagnol: Tu t’es marié à la Camarde/Pour mieux baiser les camarades/Les anarchistes qu’on moucharde/Pendant que l’Europe bavarde. Ici, Ferré souligne l’inaction des autres états à intervenir officiellement pour arrêter le putsch franquiste alors que l’armée du Caudillo massacre les anarchistes et les communistes (« camarades »). Parlant de littérature et évoquant
Garcia Lorca, il précise que Franco n’est que « sa rature », une boutade pour bien renforcer le fait que le dictateur est aux antipodes de la culture. Grimau, qu’il mentionne à deux reprises, n’est autre que Julian Grimau, dirigeant du parti communiste, qui sera fusillé par le régime franquiste deux jours après la tenue d’un procès-spectacle le 18 avril 1963. 

Léo Ferré – Franco la Muerte

Mais là ne s’arrête pas Ferré au sujet de l’Espagne. En effet, il chantera en plein Mai 68 une des goualantes les plus emblématiques de sa carrière – et qui fut également la dernière qu’il chantera avant de faire ses adieux à la scène. Lors de « la nuit des barricades » du 10 mai, Ferré crée Les Anarchistes devant un public venu l’entendre dans la salle de la Mutualité. Dès la première strophe, le ton est donné:

Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent
La plupart espagnols, allez savoir pourquoi
Faut croire qu’en Espagne, on ne les comprend pas

Léo Ferré – Les Anarchistes

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Salvatore Adamo – Manuel

En 1976, un an après la mort du Caudillo, Salvatore Adamo entamera une tournée en Espagne et s’en inspirera pour composer Manuel, une chanson en hommage aux victimes de la guerre civile. Cette pièce sera de fait interdite par la censure espagnole, comme quoi le fantôme de Franco planait toujours sur la péninsule ibérique, même après sa mort. Dans une goualante très poétique, le chanteur sicilien de naissance donne la parole à l’arbre, la rivière, la montagne avant de passer au geôlier, qui voit un grand nombre de « Manuel », pour enfin aboutir à la lumière, qui ajoute:

On m’avait laissée pour morte
Mais je brille beaucoup plus forte
Car Manuel m’a rallumée
Au feu de la liberté 

L’utilisation du nom Manuel est peut-être une référence à Manuel Chaves Nogales, un reporter qui a couvert la guerre civile et avait dû s’exiler en Angleterre pour échapper à la Gestapo. Le journaliste rapporta toutes les horreurs dont il fut témoin dans « A sangre y fuego », qui fut publié au Chili en 1937 et réédité en Espagne… en 2001. Une traduction française est d’ailleurs disponible aux Éditions Quai Voltaire, sous le titre « À feu et à sang: héros, brutes et martyrs d’Espagne ».

Il pourrait aussi s’agir de Manuel Razola, qui fut incarcéré dans le camp de concentration de Mauthausen pendant la Seconde Guerre mondiale. Un triangle bleu apposé à son pyjama à rayure – symbole des apatrides d’origine espagnole – deviendra le titre du livre (« Triángulo Azul ») qu’il co-écrira avec un autre survivant, Mariano Constante, sur son expérience. En 1975, Razola visitera le camp trente ans après sa libération et peut-être est-ce cela qui a inspiré la chanson d’Adamo.

Paroles

Salvatore Adamo – Manuel

Leny Escudero – Vivre pour des idées

Jean Ferrat – Federico Garcia Lorca
Jean Ferrat – Maria
Jean Ferrat – Un jour, un jour

Léo Ferré – Franco la Muerte
Léo Ferré – Les Anarchistes

Sources