Un goût de Framboise – Le succès de Boby Lapointe

Robert Lapointe, dit amicalement Boby, a partagé beaucoup de traits communs avec Georges Brassens. Outre le fait qu’ils étaient tous deux originaires de l’Hérault dans le Languedoc-Roussillon (Brassens de Sète, Lapointe de Pézenas) et nés à une année d’intervalle, de même qu’amateurs de pipe et anciens travailleurs du STO, Brassens et Lapointe étaient de méticuleux chansonniers. Si le Sétois prône une philosophie anarchiste et une saveur bien méridionale dans ses goualantes, le Piscénois quant à lui s’amourache plutôt des calembours en tout genre.

Après de modestes débuts dans les cabarets, Lapointe se fait remarquer au Cheval d’Or par nul autre que François Truffaut. Ce dernier, amusé par la prestation de Boby, lui offre de chanter une chanson dans son prochain film Tirez sur le pianiste, avec Charles Aznavour.

La goualante choisie est Framboise, probablement la plus emblématique de Boby Lapointe. Une jeune femme s’appelant Françoise, surnommée Framboise, travaille comme serveuse dans un bled du Maine-et-Loire. Le narrateur, déjà entichée d’elle malgré le fait qu’elle soit Antibaise, ne pourra retenir ses ardeurs après l’augmentation mammaire de la demoiselle… Et, la poursuivant à travers les champs il s’arrêtera sec, ne voulant pas attraper une Ang(ev)ine de poitrine ! Le refrain « Avanie et Framboise, sont les mamelles du destin » contient non seulement un jeu de mots (vanille et framboise), mais c’est également une référence à une citation de Sully : « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France« .

Boby Lapointe – Framboise

Ponctuée donc d’une multitude d’allusions et de jeux de mots, la chanson est débitée à une rapidité si intense que Pierre Braunberger craint que le public ne puisse bien suivre. Il demande donc à Truffaut de couper la scène ou bien de la sous-titrer. Ne désirant pas se passer de la prestation, Truffaut accepte l’idée du sous-titrage… Le film permettra une exposition médiatique au chanteur piscénois, et Aznavour lui demandera de faire sa première partie à l’Alhambra… 

Clin d’oeil

La Grande Sophie fera une allusion à la célèbre chanson dans son morceau Je m’appelle Françoise, où elle met en garde quiconque l’appellerait Framboise car cela causerait sa fuite, sine qua non. Voici la chanson interprétée par les Françoises au Printemps de Bourges.

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Paroles

Boby Lapointe – Framboise

La Grande Sophie – Je m’appelle Françoise

Discographie

1960 – 45 tours EP : Aragon et Castille/Framboise/Marcelle/Insomnie/Le poisson fa

Sources

  • TOUBIANA, S. et de BAECQUE, A. Truffaut [trad. C. Temerson]. Berkeley; Los Angeles : University of California Press, 2000, p. 157.

Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de Fir0002/Flagstaffotos.

Avez-vous vu Mirza ? Oui, elle est au hit-parade !

Nino Ferrer, grand amateur de jazz, débutait dans la chanson en 1959, en tant que contre-bassiste pour les Dixie Cats. Cependant, ce n’est qu’en 1965 qu’il atteindra la notoriété, et cela, d’une façon peu ordinaire. Le musicien d’origine italienne décide de composer un morceau qui va en contre-sens à la vague yé-yé, une chanson sur une chienne dénommée Mirza.Eddy Barclay, alors qu’il se trouvait un soir au Bilboquet, entendit Nino entonner cette chanson fort rigolote. Convaincu, il lui offrit un contrat et la chanson devint un hit. Si l’inspiration d’une chanson est souvent difficile à à savoir, cette goualante de Ferrer a cependant une histoire réelle. Inspirée par une chienne qu’aurait recueillie ses parents – et surnommée Lassie – le nom Mirza, lui, serait venu de l’oeuvre d’Hergé. Comme quoi le 9e art peut être une source inestimables pour les chanteurs et chanteuses à la recherche d’idées ! À ce propos, cela me rappelle un certain employé n’ouvrant jamais le courrier, même si c’est son travail. Vous savez, il s’appelle Gaston et répond encore moins au téléfon…

Mirza dans Tintin en Amérique

Mirza Le secret de la licorne

Reprises

Mirza sera chantée l’année suivante, en 1966, par les groupes pratiquement inconnus qui suivent : Bad Stone, Les Kems, ainsi que Les Soliloquys. La chanson sera également réutilisée dans les années 80, par Christie (alias Nina Morato) pour un 45 tours, avec deux autres titres de Ferrer : Oh Hé Hein Bon et Le téléfon.

Clin d’oeil

La première parodie ne se fit pas attendre et nous la devons à une chanteuse qui a aujourd’hui un peu sombré dans l’oubli : Suzanne Gabriello, la fille de l’acteur et parolier Gabriello. Sur la même musique pratiquement note pour note, Mirza est détournée au profit de Z’avez pas lu Kafka ? . Et si cela n’était pas assez évident pour les auditeurs, elle rajoute des Nino un peu partout pour marteler le fait qu’il s’agisse d’une parodie. Malheureusement, ce n’est pas une des plus réussies pour Suzanne G., car elle n’est pas toujours sur la note… Avant de faire la leçon aux autres, il faut être sûr de viser juste soi-même ! 

Suzanne Gabriello – Z’avez pas lu Kafka

 

Jacques Brel 67 L’humour de Nino Ferrer sembla contagieux et, s’il avait emprunté à un Belge le nom Mirza, ce n’était que justice si un autre citoyen du plat pays devrait le réutiliser. Il s’agit ici du grand Jacques qui, dans sa chanson tragicomique À jeun, invoque les malheurs d’un veuf tout récent. Alors, que le narrateur décrit tous ceux qui sont présents aux funérailles (beau-maman, belle-papa – ce qui indique son état d’esprit), il lâche un soudain « Z’avez pas vu Mirza« , certainement déplacé et absurde, mais qui ajoute de l’humour à la chanson. D’ailleurs, À jeun a été composée en 1967, peu de temps à peine après Mirza, et les auditeurs de l’époque ont dû relever la référence.    

Jacques Brel – À jeun

Paroles

Nino Ferrer – Mirza

Suzanne Gabriello – Z’avez pas lu Kafka ?

Jacques Brel – À jeun

Discographie

Pour Nino Ferrer

1965 – 45 tours EP : Mirza/Les cornichons/Il me faudra… Natacha/Ma vie pour rien

Pour Suzanne Gabriello

1966 – 45 tours SP : Les jolies colonies de la France/Votez hein bon !/Mon permis au mois d’août/Z’avez pas lu Kafka

Pour Jacques Brel

1967 – Jacques Brel 67 : Mon enfance/Le cheval/Mon père disait/La la la/Les coeurs tendres/Fils de …/Les bonbons 67/La chanson des vieux amants/À jeun/Le gaz

Sources

  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 25 janvier 2014.
  • HERGÉ. Tintin en Amérique. Tournai : Casterman, 1983, p. 45.
  • HERGÉ. Le secret de la licorne. Tournai : Casterman, 1974, p. 8.
  • PESSIS, J. Chronique des années yéyé. Sine loco : Éds. Chronique, 2013. 

Du hit parade à la parodie – Les Élucubrations d’Antoine

En 1966, un jeune homme de 22 ans issu des rangs de l’École Centrale allait provoquer tout un tabac. Pierre Antoine Muraccioli, dit Antoine, lance après Autoroute Européenne Numéro 4 ses célèbres Élucubrations. Enregistrée en décembre 1965, la chanson fait tout de suite sensation, devenant première au hit-parade entre le 23 mars et le 13 avril, et Antoine vend près de 350 000 albums pendant cette période ! Dans cette chanson, Antoine y revendique ardemment le mode de vie hippie, alors en pleine éclosion dans le monde anglo-saxon, en parlant entre autres de cheveux longs et de chemises à fleurs ; c’est le début de l’époque yéyé. Il mentionne au détour également la pilule contraceptive, alors interdite en France et qui n’aura droit de vente qu’un an plus tard, sous la loi Neuwirth.

Antoine – Les Élucubrations

Antoine est cependant beau joueur ; il endisque la même année une autre chanson sur ses élucubrations, s’auto-pastichant alors dans Les contre-éculubrations d’Antoine. La chanson démarre exactement avec les premières lignes des Élucubrations d’Antoine, mais légèrement modifiées : « Ta mère t’a dit « Antoine, fais-toi couper les cheveux »/T’aurais mieux fait de le faire, tu serais beaucoup mieux/Comme ça, on serait les seuls à se faire remarquer/On serait les seuls à élucubrer ». Mais loin de se tourner en dérision, Antoine profite pour marteler sa philosophie – il se moque de sa gloire nouvelle et, surtout, de la jalousie des autres…

Antoine et les Problèmes – Les Contre-Élucubrations

Le chanteur yéyé reprendra son succès en espagnol (Les lucubraciones de Antoine), en italien (Le Divazioni d’Antoine) et aussi en allemand (Ich, Antoine). En 1978, il reprendra encore une fois sa célèbre chanson dans Elucubrations revisited.

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Évidemment, le succès inespéré d’Antoine ne plaît pas à tout le monde, et les réponses, voire les parodies, fusent. Le chanteur à la chemise à fleurs est premièrement pastiché par Jean Yanne et Jacques Martin, sur un disque 45 tours contenant deux plages par face. On y entend les Émancipations d’Alphonse (parodie champêtre), les Pérégrinations d’Anselme, les Préoccupations d’Antime (parodie homosexuelle) et les Revendications d’Albert (parodie communiste), les quatre repiquant certains thèmes abordés par Antoine comme les cheveux longs, les chemises à fleurs, l’engagement à gauche et Yvette Horner. D’entre les quatre, les Pérégrinations d’Anselme frappent le plus fort: « Alors je fis le geste qu’Antoine aurait dû faire/je pris mon oeuvre en main et me la mis au derrière« .

Les Émancipations d’Alphonse

Les Pérégrinations d’Anselme

Les Préoccupations d’Antime

Les Revendications d’Albert

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Puis, c’est le tour de Jean-Michel Rivat, avec ses Hallucinations d’Édouard, de se payer la tête du chanteur avec une caricature à gros traits. Non seulement décide-t-il de tourner en ridicule les cheveux longs et les chemises à fleurs d’Antoine, mais la pochette du disque le présente grimé en « Léon« , nom affectueux dont il affuble l’artiste hippie. D’ailleurs, il suggère à ce même Léon de renier l’harmonica au profit de l’accordéon, instrument de prédilection de la Horner ! Cependant, la chanson sera interdite de vente à cause d’un litige. En effet, on accuse « Édouard » de plagiat, et c’est Rivat lui-même qui répondra par une autre goualante « N’aie pas peur Antoinette« …

Jean-Michel Rivat – Les Hallucinations d’Édouard

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Pierre Gilbert, humoriste très peu connu aujourd’hui, se mêle également de la partie. Ayant auparavant pastiché les yéyés en 1963, il s’en prend aussi à Antoine en enregistrant Les Antoineries, en 1966Gilbert, d’un certain âge, se moque de cette nouvelle mode jeune, qu’il ne comprend manifestement pas et qu’il trouve ridicule. Fait intéressant, ce qui distingue particulièrement cette parodie-ci des autres est l’évocation des études en ingénierie du chanteur. Toutefois, Gilbert insiste sur le fait que si Antoine construisait des ponts, il ne les utiliserait certainement pas. Que de mauvaise foi, Pierre !

Pierre Gilbert – Les Antoineries

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Mais cela ne s’arrête pas là ! Une des phrases les plus assassines de la chanson originale attaque directement l’idole des jeunes, Johnny Hallyday : « Tout devrait changer tout le temps/Le monde serait bien plus amusant/On verrait des avions dans les couloirs du métro/Et Johnny Hallyday en cage à Médrano« . Le rockeur réplique par une chanson ayant pour titre une phrase que Schopenhauer employait pour décrire les femmes : Cheveux longs et idées courtes. Johnny s’y laisse aller, se moquant du pacifisme prôné par Antoine (en faisant allusion entre autres aux immolations de moines au Viet-Nam). Et si le solo d’harmonica n’avait pas suffi au clin d’oeil moqueur qu’il fait à Antoine, Hallyday persiste et signe : « Si les mots suffisaient/Pour tout réaliser/Tout en restant assis/Avec les bras croisés/Je sais que dans une cage/Je serai enfermé/Mais c’est une autre histoire/Que de m’y faire entrer…« 

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Cette guerre déclarée entre le rockeur et le yéyé provoque les commentaires de quelques compères du milieu de la chanson. La même année, France Gall expose le conflit – tout en adoptant une position plutôt neutre – dans sa pièce La Guerre des Chansons, où elle se demande pourquoi c’est : La guerre des chansons/À coups d’harmonica/De guitare sous le bras/Ils se dévorent comme des lions/Et tout ça, à cause des cheveux longs. Pacifiste, elle ajoute même qu’elle aime cette « guerre » puisque les seules victimes sont l’amour-propre des deux chanteurs.

France Gall – La guerre des chansons

Éternel rival et ami de Johnny Hallyday, Eddy Mitchell lui aussi se prononcera sur la situation, en chantant sa Chronique de l’an 2000. Enfin, il paraîtrait que le chanteur du plat pays, Jacques Brel lui-même, aurait glissé une allusion à Antoine dans sa chanson Les Bonbons 67. Interprétant un personnage un peu benêt, le grand Jacques tente en vain de reconquérir son ancienne flamme en lui disant comment il a évolué depuis leur dernière rencontre. Il faut bien noter qu’il y a une allusion à des cheveux qui poussent (et qui sont peut-être longs), et à la paix au Viêt-Nam… 

Germaine, j’écoute pousser mes cheveux
Je fais « glouglou », je fais « miam miam »
Je défile criant: « Paix au Viêt-Nam ! »
Parce qu’enfin, enfin, j’ai mes opinions !

Jacques Brel – Les bonbons 67

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Clin d’oeil

Assurancetourix chante les Élucubrations

La chanson phare d’Antoine fera même des vagues dans le monde de la bande dessinée! Goscinny, aimant ajouter des références souvent anachroniques dans Astérix, s’en donnera à coeur joie dans l’album Astérix et les Normands. Lorsque le barde gaulois mal-aimé sera encouragé à chanter devant les terribles envahisseurs du Nord, il choisira d’interpréter une pièce beaucoup plus dynamique et moderne que d’habitude: Les Élucubrations… d’Assurancetourix! On peut d’ailleurs remarquer que les paroles originales sont légèrement modifiées pour marquer son caractère gaulois, puisqu’il s’agit ici de « tresser » les cheveux, et non de les couper!

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Paroles

Antoine – Les Élucubrations

Jacques Brel – Les bonbons 67

Édouard – Les Hallucinations d’Édouard

France Gall – La guerre des chansons

Pierre Gilbert – Les Antoineries

Johnny Hallyday – Cheveux longs et idées courtes

Jean Yanne et Jacques Martin – Les Émancipations d’Alphonse
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Pérégrinations d’Anselme
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Préoccupations d’Antime
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Revendications d’Albert

Sources

  • CHAUVEAU, S. « Les espoirs déçus de la loi Neuwirth », in Clio : Histoire, femmes et sociétés (Vol. 18), Toulouse : Clio & Presses Universitaires du Mirail, 2003.
  • GOSCINNY, René et UDERZO, Albert. Astérix et les Normands. Dargaud: Saint-Amand, 1992, p. 43.
  • MARTINI, E. La Femme : Ce qu’en disent les religions. Sine loco : Éditions de l’Atelier, 2002, p. 18.
  • PESSIS, J. et LEDUC, E. Chronique de la chanson française, Éd. Chronique, 2003, p. 116.
  • PLATZER, F. Le Top 100 de la chanson française. Paris : Ellipses Éditions, 2014, p. 98-99.
  • TACHIN, A. Amie et Rivale : La Grand-Bretagne dans l’imaginaire français à l’époque Gaullienne (Vol. 3). Bruxelles : Peter Lang Editions, 2009, p. 229.
  • VINYL MANIAQUE [http://www.vinylmaniaque.com/repertoire3/scans-recap-8bis-elucubrations.html] Consulté le 28 décembre 2013.