Gainsbourg et l’hymne national, etc.

À la fin des années 70, Gainsbourg s’acoquine d’un nouveau genre de musique propre à la Jamaïque, le reggae. Après sa première tentative Marilou reggae, sorti sur l’album-concept L’homme à tête de chou, il décide d’enregistrer un disque complet dans le style musical de Bob Marley. Et, pour se faire, Gainsbourg traverse l’Atlantique et se rend à Kingston, capitale du reggae, en compagnie de son manager Philippe Lerichomme. Collaborant avec les Sly Dunbar et Robbie Shakespeare, l’homme à tête de chou aura également à son service les I Threes, choristes des Wailers!  Ce nouvel opus se démarquera surtout par sa chanson au titre éponyme : Aux armes etc.

Serge Gainsbourg – Aux armes et caetera

Évidemment, une Marseillaise à beanie et dreadlocks n’allait pas plaire à tout le monde et cela se fait sentir quelques mois après la sortie de l’album. Michel Droit, journaliste au Figaro, s’insurge contre l’artiste et le fustige de « propager l’antisémitisme » à cause de sa désacralisation du chant républicain. Gainsbourg lui répondra dans un article intitulé On n’a pas le con d’être aussi Droit, dont le passage le plus fin consiste en une allégorie mêlant « l’étoile des braves » (nom pour la croix de la légion d’honneur que Droit avait reçu) et « l’étoile jaune », que Gainsbourg avait dû porter lors de l’Occupation.

Le 4 janvier 1980, alors que Serge Gainsbourg doit se produire à Strasbourg, des parachutistes interrompent l’évènement… La tension monte, que va-t-il se passer ? C’est alors que Gainsbourg s’affiche à la fenêtre, micro en main, et déclare : « Je suis un insoumis qui a redonné à la Marseillaise son sens initial! ». Non content de simplement fustiger les paras présents, il entonnera l’hymne national français, point levé, avant de terminer par un bras d’honneur, bien ressenti, aux militaires.

En décembre 1981, Gainsbourg ira même jusqu’à faire l’acquisition d’un des deux manuscrits de Rouget de l’Isle pour 135 000 Francs. Fait surprenant, l’auteur de la Marseillaise avait lui-même utilisé la formule « Aux armes, citoyens! etc  » afin de ne pas avoir à réécrire le refrain entre chaque strophe… 

Mais, cette Marseillaise à la sauce jamaïcaine, est-elle si scandaleuse qu’on le prétend ? Le 7 juin 1985, alors que Serge Gainsbourg est l’invité d’honneur de l’émission « le Jeu de la Vérité », animé par Patrick Sabatier, une auditrice le prend à parti, en l’accusant d’avoir ridiculisé l’hymne national français. Le chanteur non seulement fera allusion aux similitudes de son texte et de l’original, mais attirera également l’attention sur l’existence de versions antérieures différentes, qui n’avaient pas choqué à l’époque comme la reprise jazz manouche de Django Reinhardt. Mentionnons également au passage que les premières notes sont jouées au début de All you need is love des Beatles… et que le premier détournement de la Marseillaise date de 1792, c’est-à-dire de la même année que l’hymne fut composé!

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Paroles

Serge Gainsbourg – Aux armes et caetera

Discographie

1979 – 45 tours SP : Des laids des laids/Aux armes et caetera

1979 – 45 tours SP : Daisy Temple/Aux armes et caetera

1979 – Aux armes et caetera : Javanaise remake/Aux armes et caetera/Les locataires/Des laids des laids/Brigade des stups/Vieille canaille/Lola Rastaquouère/Relax baby be cool/Daisy Temple/Eau et gaz à tous les étages/Pas long feu/Marilou reggae dub

Sources

  • ANDERSON, D. Serge Gainsbourg’s Histoire de Melody Nelson. Sine loco : A&C Black, 2013, p. 86-87, 108.
  • DESMONS, E. et PAVEAU, M-A. Outrages, insultes, blasphèmes et injures : Violences du langage et polices du discours. Paris : L’Harmattan, 2008, p. 117-120.
  • GUESPIN, P. Aux armes et caetera : La chanson comme expression populaire et relais démocratique depuis les années 50. Paris : L’Harmattan, 2011.

Sombre dimanche

Jour du repos, et par surcroît, du Seigneur, le dimanche devrait plaire à tous et chacun. Et pourtant, la chanson Sombre dimanche jetait sur le septième jour une tristesse et amertume profondes. Composée initialement en hongrois par Rezso Seress en 1933 (1), elle sera reprise et traduite par Jean Marèze et François-Eugène Gonda pour la chanteuse réaliste Damia en 1936 (2). L’histoire évoque les funérailles d’un homme – présumément mort prématurément – et de son amante languissant de chagrin au revenir de la cérémonie funéraire. L’image des bras chargés de fleurs – objet traditionnel offert aux femmes en guise de cadeau – est ici renversée de façon cruelle pour signifier les couronnes funéraires ; ce seront là les dernières fleurs qu’elle ne recevra jamais de son amant…

Damia – Sombre dimanche

Selon une légende, nombreux furent ceux qui se suicidèrent après avoir simplement ouï la chanson ! Il y en eu tellement que Sombre dimanche fut renommée « chanson des suicides ». Ainsi, pour éviter l’hécatombe, la goualante devra être censurée un peu partout, dont la Hongrie, pays d’origine de Seress (3). Fait étrange des années 30, les suicides buccoliques étaient à la mode : on dénote plusieurs admiratrices des Rudolph Valentino (4) et Carlos Gardel (5) qui auraient succombé au supplice de Werther…

Reprise plusieurs fois, Sombre dimanche le sera par l’homme à tête de chou. En 1987, Serge Gainsbourg reprend la chanson des suicides sous le titre anglais de Gloomy Sunday, pour son album You’re under arrest – fasciné semble-t-il par la version de Billie Holiday qu’il aurait entendu en 1954 (6). Tout en conservant les paroles françaises, Gainsbourg retouche légèrement la goualante créée par Damia, près de cinquante ans après. Désirait-il réduire son nombre d’admirateurs ? Ou, plus vraisemblablement, par la reprise d’une chanson réputée pour son désespoir, anticipait-il son décès, alors tout proche ?

Serge Gainsbourg – Gloomy Sunday

L’auteur original de la chanson, Rezso Seress, se suicidera lui-même quelque trente-cinq années après avoir été la cause, semble-t-il, de la même fin chez certains auditeurs. Il reste cependant à savoir si c’était un dimanche, un sombre dimanche…

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Paroles

Damia – Sombre dimanche

Serge Gainsbourg – Gloomy Sunday

Sources

  • (1) WITCHEL, H. You are what You Hear: How Music and Territory Make Us who We are. Sine loco : Algora Publishing, 2010, p. 106.
  • (2) LIBRARY OF CONGRESS. Catalog of Copyright Entries: Musical compositions (partie 3). Washington : Government Printing Office, 1937, p. 660.
  • (3) COLEMAN, L. The Copycat Effect: How the Media and Popular Culture Trigger the Mayhem in Tomorrow’s Headlines. New York : Simon & Schuster, 2004, p. 182-183.
  • (4) FLOM, E. L. Silent Film Stars on the Stages of Seattle: A History of Performances by Hollywood Notables. Sine loco : McFarland, 2009, p. 185.
  • (5) COLLIER, S. The Life, Music, and Times of Carlos Gardel. Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1986, p. 273-274.
  • (6) ANDERSON, D. Serge Gainsbourg’s Histoire de Melody Nelson 33 1/3. Sine loco : Bloomsbury Academic, 2013.

Liens utiles

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La chanson, est-ce un art majeur ?

Le 26 décembre 1986, plusieurs artistes sont invités à l’émission « Apostrophe » de Bernard Pivot, dont Guy Béart, Louis Chédid et Serge Gainsbourg. Ce dernier, au piano, est interrogé par Pivot, qui mentionne entre autres choses son passé de peintre raté. L’homme à tête de chou, visiblement éméché et en mode Gainsbarre, se rappelle amèrement ses premières amours, en les qualifiant d’art majeur – contrairement aux chansons. Guy Béart, interpelé par cette pique provocatrice, lui réplique aussitôt que la chanson populaire a également ses lettres de noblesse – sur un ton quelque peu moralisateur pour certains – allant même jusqu’à inclure la cuisine aux rangs des arts majeurs.

Selon la logique de Gainsbourg, un art qui n’a pas besoin d’initiation n’est pas un art majeur. Il faut dire que chez les Muses, la chanson n’a pas sa place (à moins de la considérer comme art lyrique, ce qui serait plus que généreux) et qu’il y a de nombreux chansonniers sans grandes études littéraires (Trenet, Brassens, Brel, Gainsbourg lui-même…). Cependant, selon Michel Trihoreau, si Gainsbourg oppose les notions de classicisme et de populaire en musique, Béart, quant à lui, concluait plutôt que la chanson ne peut être majeure qu’en son résultat.

Enfin, si Béart n’est pas considéré comme un polémiste de première, Gainsbourg, lui, n’aura pas fini de faire parler de ses apparences télévisuelles…

Sources

  • TRIHOREAU, M. La chanson de proximité : Caveaux, cabarets et autres petits lieux. Paris : L’Harmattan, 2010, p. 104.

Gare au gorille

Alors qu’il se trouve à Basdorf en 1943 pour le STO (Service du Travail Obligatoire), Georges Brassens ne se laisse pas dépiter : pour distraire ses compatriotes, prisonniers eux aussi, il compose des chansons. Parmi celle-ci figure La Ligne Brisée, une première ébauche dont le refrain est déjà « Gare au gorille » ; il la renommera Gorille vendetta, avant de la compléter et de l’intituler simplement Le gorilleLa chanson Le gorille est parsemée d’images-choc, considérées comme scandaleuses pour l’époque : de bonnes bourgeoises lorgnent le sexe d’un gorille (!) qui, s’échappant, désire aussitôt violer quiconque se trouverait sur son passage (!), et assouvira enfin son appétit sexuel… grâce à un juge (!). Cette finale, où un juge ayant sommairement condamné un homme à l’abbaye de Monte-à-Regret est sodomisé, illustre bien la position du chanteur : il se déclare farouchement contre la peine de mort et ses partisans. À titre anecdotique, la peine de mort ne sera d’ailleurs abolie en France que peu de temps avant la propre mort de Brassens.

Georges Brassens – Le Gorille

Mais les chansons allant à l’encontre la « bonne morale » ne sont guère prisées par la bourgeoisie traditionnelle et bien-pensante. La maison Philips est réticente à la graver sur disque ; Jacques Canetti la fera enregistrer à Brassens avec Polydor (appartenant à Philips) et la diffuse d’abord en Suisse.

Le public n’est pourtant pas jugé prêt à l’entendre en France ; la RTF (Radiodiffusion-Télévision-Française) l’interdit en 1952, Europe 1 ne la diffusera qu’en 1955. Cependant, même frappée d’interdiction, Le gorille devient in petto l’exutoire de la jeunesse ; c’est elle d’ailleurs qui constituera le premier public de Georges Brassens. Claude François, lui-même, dira de ses vertes années : « Et [Le gorille], c’était la chanson qu’on chantait entre nous, et, dès que les parents arrivaient on s’arrêtait parce qu’il ne fallait pas dire ces gros mots ».

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Paroles

Georges Brassens – Le gorille

Sources

  • BOURDERIONNET, O. Swing Troubadours : Brassens, Gainsbourg, Vian : Les Trentes Glorieuses en 33 tours. Sine loco : Summa Publications, 2011, p. 81.
  • CAILLET, S. Qui était Claude François. Sine loco : Éditions Fernand Lanore, 1982, p. 75.
  • RADIGUET, C. Brassens à la lettre. Paris : Éditions Denoël, 2007, p. 114.

Liens utiles

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Droits d’auteur

  • La photo utilisée en couverture est une création de William Crochot. © William Crochot / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0

Le début de la chanson engagée – Le déserteur

1954. En réaction à la guerre d’Indochine, Boris Vian crée Le déserteur, chanson pacifiste et anti-militariste dénonçant la guerre et ceux qui ordonnent aux autres d’y aller. Le texte, chanté à la première personne, fait état d’un homme devant bientôt servir au front et, ressassant ses souvenirs ingrats de la guerre (J’ai vu mourir mon père…On m’a volé ma femme), décide de déserter. Tout cela, par l’intermédiaire d’une lettre ouverte au président de la République, lequel il accuse d’envoyer à la guerre des jeunes au lieu d’y aller lui-même. Il y a toutefois dans la première version écrite du texte une légère différence avec celle que chantera finalement Vian, et c’est le dernier quatrain. Originalement, Vian concluait sa chanson par: Si vous me condamnez/Prévenez vos gendarmes/Que je possède une arme/Et que je sais tirer. Proposée à Mouloudji, c’est ce dernier qui, selon certains, aurait suggéré à l’auteur une fin un peu plus pacifique… C’est d’ailleurs ce même Mouloudji qui enregistrera une version, en 1955.

Boris Vian – Le déserteur

Mouloudji – Le déserteur

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Mais scandale! La France, alors aux prises avec le Front de Libération National algérien, fait censurer la chanson, qui subit quelques modifications, voire altérations (« Monsieur le Président« , par exemple, fut remplacé par « Messieurs qu’on nomme grands« ). Elle est interdite à la radio et également dans les bacs, de 1954 à 1962, et ne ressort finalement qu’après le retrait des Français de leur ancienne colonie africaine. Vian n’aura jamais eu le plaisir de voir son morceau être enfin décensuré puisqu’il décèdera pendant une projection privée de son roman J’irai cracher sur vos tombes, en 1959.

La goualante, laissée un peu dans l’oubli, sera remise à l’avant-scène à cause d’une autre guerre impopulaire, celle du Viêt-Nam. Cette renaissance sera opérée aux États-Unis par un groupe anglo-saxon aux couleurs hippies, Peter, Paul & Mary. Il semble d’ailleurs que la mode à l’époque était à la chanson engagée, par le truchement des Joan Baez et des Bob Dylan, dont les chansons reflétaient les valeurs du mouvement des droits civiques. Richard Anthony décide alors d’enregistrer sa propre version, un peu édulcoré et visant un public plus large.

Richard Anthony – Le déserteur

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Cette récupération mercantile de la pièce de Vian ne passe pas inaperçue et plusieurs raillent le chanteur populaire. Ce sera par ailleurs dénoncé par Jean Ferrat en 1967, avec son Pauvre Boris:

Si, l’autre jour, on a bien ri
Il paraît que le déserteur
Est un grand succès de l’heure
Quand c’est chanté par Anthony

Jean Ferrat – Pauvre Boris

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Enfin, c’est au tour de Renaud de faire sa propre version du déserteur, qu’il interprète sur l’album Morgane de Toi, sorti en 1983. Renaud remanie toutefois le texte dans une langue beaucoup plus populaire et donne un second souffle à la chanson en la modernisant. En effet, Renaud évoquera dans sa version la guerre froide (Quand les Russes, les Ricains/feront péter la planète), l’énergie nucléaire et également l’écologie (Je n’suis qu’un militant/Du parti des oiseaux/Des baleines, des enfants/De la terre et de l’eau).

En 1991, lors de la guerre du Golfe, la chanson redevient censurée en France ! Comme quoi rien n’a vraiment changé depuis que Vian a composé sa chanson…

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Paroles

Boris Vian – Le déserteur

Jean Ferrat – Pauvre Boris

Renaud – Le déserteur

Richard Anthony – Le déserteur

Sources

  • GUESPIN, P. Aux armes et caetera : La chanson comme expression populaire et relais démocratique depuis les années 50. Paris : L’Harmattan, 2011, p. 104-105.
  • NORBERT, G. Histoire d’une chanson : Le déserteur [http://www.nosenchanteurs.eu/index.php/2012/12/29/histoire-dune-chanson-le-deserteur/] Consulté le 31 décembre 2012.
  • NUC, O. La France en chansons. [http://www.lefigaro.fr/musique/2011/08/11/03006-20110811ARTFIG00425–le-deserteur-de-boris-vian.php]. Consulté le 21 décembre 2012.