La fructueuse collaboration entre Serge Lama et Alice Dona s’est très certainement amorcée de façon anodine. En 1971, Dona met en musique les paroles de Jacques Demarny et d’Henri Djian, ce qui donnera Un Jardin sur la Terre,afin que Lama puisse les chanter à l’Eurovision. La goualante se classe au dixième rang, et n’aura pas l’effet escompté; cependant, une amitié se développe entre le chanteur et la compositrice. Un jour du printemps de 1972, alors que Lama lui parle de sa vie sentimentale et de son désespoir amoureux, il s’exprime ainsi:
« Je ne peux pas vivre de cette façon-là, j’en suis malade, vraiment malade… »
Alice Dona, émue par l’histoire qu’elle vient d’entendre, pianote tout en réfléchissant à ces mots, si révélateurs et poignants, au cours des jours. Parti en tournée de deux mois, Lama revint enfin et elle lui présenta la mélodie qu’elle avait composé, inspirée par ces mots « J’en suis malade ». Le chanteur écoute puis prend une feuille de papier et se met à écrire, à écrire, à écrire… Il lui demande sans cesse de la rejouer en boucle, en lui suggérant de monter plus haut, en do, et continuer de rédiger. Et puis, Lama s’arrête, sourit, et lit les mots qu’il vient de poser sur le papier. Les deux complices savent qu’ils tiennent un hit, et doivent désormais convaincre Philips, la maison de disque du chanteur, qui estimait que le public ne verrait le « malade » du titre qu’au premier degré !
Serge Lama – Je suis malade
Le chanteur la gravera sur son « album rouge » (que l’on peut voir en mortaise), sorti le jour de la Saint-Valentin 1973; les programmateurs lui préféreront de loin une autre pièce, Les P’tites femmes de Pigalle. C’est Dalida, qui par sa version – elle ajoutera une touche particulière en évoquant son enfance – donnera vie au morceau; Lama la chante bien, mais Dalida l’incarnera mieux que personne.
Dalida – Je suis malade
Aujourd’hui, c’est un classique de la chanson française qui a été interprété par de nombreux artistes (Richard Anthony, Lara Fabian, Isabelle Boulay etc.). Après plusieurs années, Lama décidera d’enregistrer un duo virtuel avec la grande chanteuse égyptienne en 2003 pour son album Pluri(elles). Un hommage posthume pour celle qui non seulement avait contribué à faire de sa chanson un incontournable, mais aussi pour celle qui ne connaissait que trop bien ce désarroi amoureux qu’on ne veut plus vivre, qui fait qu’on ne veut plus vivre.
Dalida et Serge Lama – Je suis malade
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Paroles
Dalida – Je suis malade
Serge Lama – Je suis malade
Sources
ABRIAL, L. & LECOEUVRE, F. Petites histoires des grandes chansons. Éditions du Rocher, 2017.
JANEAULT, D. Dicorock Reprises, cover versions et plagiats. Camion Blanc, 2017.
PEREY, I. C. 120 ans de chansons que l’on fredonne: Petites histoires et anecdotes. Paris: Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 217-218.
Né de modestes paysans, Victor Jara se passionne tôt pour la musique et le théâtre, longtemps hésitant à poursuivre une seule voie; il parviendra à le faire en parallèle. Intéressé par la culture folklorique chilienne, il en recense pendant un temps avant d’intégrer le collectif d’artistes Cuncumén; rapidement, Jara devient directeur d’une académie folklorique (1963) et même du groupe de musique devenu légendaire Quilapayún (1966). Bientôt, sa carrière musicale commence à prendre son essor à la fin des années 60 alors qu’il enregistre son premier disque Canto a lo Humano. Conscient de la puissance de la plume, Jara continuera d’utiliser son incontestable talent pour des causes politiques qui lui tiennent à coeur. Communiste convaincu et partisan indéfectible de l’Unité populaire d’Allende, le chanteur sera arrêté par la junte militaire et emmené de force à l’Estadio Chile (aujourd’hui renommé le Stade Victor Jara), comme de nombreux opposants de Pinochet. Quelques jours après le putsch, Jara aura les doigts coupés à la hache – ceux qui avaient pourtant pincé les cordes de sa guitare pour claironner la paix et l’amour – avant d’être fusillé. On raconte qu’il aurait défié les soldats en entonnant la chanson de l’Unité populaire une dernière fois…
Figure de proue de la nouvelle chanson chilienne avec Angel Parra et OsvaldoRodríguez, Victor Jara s’est illustré par son utilisation à la fois d’une guitare acoustique, instrument typique des chansonniers, et de sons plus électriques, tout en composant des textes engagés. Parmi ces sujets de prédilection, notons la critique de la bourgeoisie chilienne, la célébration du marxisme et de ses figures de proue, de même que des chansons sur l’amour. Une de ses goualantes les plus connues est sans contredit Te recuerdo Amanda (Tu te souviens Amanda), une histoire entre deux jeunes de la classe ouvrière, et qui sont séparés après que Manuel a pris part à une manifestation; nous conseillons également d’écouter El derecho de vivir en paz (Le droit de vivre en paix), une ode au leader Viet-Cong Ho Chi Minh, alors en pleine guerre avec les États-Unis.
Comédien, chanteur et poète wallon, Julos Beaucarne est né le 27 juin 1936, à Écaussinnes, en Belgique. Il se découvre assez tôt un talent pour la chanson, et enregistre son premier 45 tours en 1964 et sort un album trois ans plus tard, pour lequel il obtient le prix des Rencontres poétiques du Mont-Saint-Michel. En 1973, il adapte Gilles Vigneault et Georges Brassens en wallon; il compose aussi deux albums instrumentaux, mettant à profit son talent musical. Toujours aussi humble, il demeure encore dans son village de Tourinnes-la-Grosse, et répond lui-même au forum de son site personnel que nous avons cité un peu plus bas.
En 1975, deux ans après le coup d’état, Beaucarne sort un album intitulé simplement Chandeleur Septante-Cinq; il y figure une chanson assez engagé, Lettre à Kissinger. Dans celle-ci, le chanteur belge reprend les derniers instants de Jara et accuse Kissinger d’avoir été directement responsable du meurtre de l’artiste chilien (Celui qui a pointé son arme/S’appelait peut-être Kissinger), en même temps qu’il lui rappelle la barbarie du régime militaire de Pinochet en la comparant à celle des Nazis (Cette histoire que j’ai racontée/Kissinger, ne se passait pas/En quarante-deux mais hier/En septembre septante-trois).
Julos Beaucarne – Lettre à Kissinger
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Crédit photo: Guy Thomas, Marie-Thérèse Grappe et Arnaud25
La même année, le chansonnier Jean Ferrat sort un album éponyme contenant une dizaine de titres. Parmi ceux-ci, il y a la pièce Le bruit des bottes, une chanson engagée contre le fascisme. Dès les premières lignes, un parallèle est fait entre le régime de Franco en Espagne et celui de Pinochet au Chili, en mettant en garde ses concitoyens français que la menace est réelle et peut toujours frapper un pays démocratique (ce qui avait été le cas dans les deux pays mentionnés) par l’excuse classique du rétablissement de la morale et de l’ordre public (Quand un Pinochet rapplique/C’est toujours en général/Pour sauver la République/Pour sauver l’ordre moral). Dans l’avant-dernière strophe, Ferrat fait allusion explicitement aux derniers moments de Victor Jara :
À moins qu’avec un hachoir Ils me coupent les dix doigts Pour m’apprendre la guitare Comme ils ont fait à Jara
Après la Belgique et la France, la Suisse aura également son artiste qui chantera au sujet de Victor Jara en la personne de Michel Bühler. Enseignant de formation, le Bernois d’origine se consacrera rapidement à l’écriture de chansons, de pièces de théâtre et de romans. Très prolifique, comme le démontre sa vingtaine d’albums qu’il a lancé depuis 1969, Bühler est aussi reconnu pour la qualité de sa plume; il recevra le prix Jacques-Douai en 2013. En 2004, il composera la pièce Chanson pour Victor Jara sur son album Chansons têtues. Bühler y décrit la fin de Jara, de façon assez éloquente, en martelant la brutalité des militaires. Tout comme Beaucarne, le Suisse évoque la participation de Washington dans le coup d’état de Pinochet, et se désole qu’il y ait toujours pas eu de procès dans la mort du chansonnier chilien (Et personne depuis/N’a demandé pardon/Pour les années de nuit/Pour tous les compagnons). Mais, comme un faisceau de lumière à travers d’opaques ténèbres, Bühler évoque dans son refrain la chanson de l’Unité populaire, qui fut probablement – en espagnol – les derniers mots de Victor Jara…
Le peuple uni, jamais Ne sera vaincu, non ! Le peuple uni, jamais N’inclinera le front !
En 1973, l’Éducation nationale de France décide, sous l’égide de Joseph Fontanet, d’offrir des cours sur la sexualité, une première qui choque et déchaîne les passions. Alors que le débat fait rage, un chansonnier décide de s’en inspirer pour écrire une pièce rigolote; il s’agit de Pierre Perret, dont la maestria de la langue française n’est plus à démontrer. Et puisqu’il est question de l’éducation des jeunes, Perret compose à la fois un texte simple et facile à retenir sur un fond de musique qui rappelle les chansons de camp de jour. Intitulée tout bêtement Le Zizi, un terme enfantin qui signifie le sexe masculin, la pièce est terminée en 1974 et est prête pour le pressage. Mais il y a un hic…
En effet, Perret ne croit pas que la goualante puisse avoir un quelconque succès puisqu’à cette époque, la diffusion d’une chanson à la radio est une condition sine qua non d’un hit. Et, à cause du sujet en question, le chanteur estime que Le Zizi sera censuré partout; elle ne sera pas envoyée aux différentes radios et se retrouvera en dernière position, sur la face B, de son prochain 33 tours. Lorsque Perret apportera cet album à Jacques Ourévitch – alors directeur des programmes à Europe 1 – il aura une surprise de taille; en effet, Ourévitch l’écoute, la trouve hilarante et s’empresse de trouver Gérard Klein, animateur de radio. À 11h55, Le Zizi est diffusée et c’est un écrasant succès: les auditeurs appellent constamment pour qu’elle soit rediffusée… Il y aura un million d’albums et près de 600 000 45 tours qui seront vendus à la fin de l’année 1975. Peut-être certains activistes n’ont pas tort lorsqu’ils affirment que la société est obsédée par le sexe!
Pierre Perret – Le Zizi
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Clin d’oeil
En 1993, le groupe humoristique québécois Rock et Belles Oreilles parodiera la chanson de façon plutôt comique et efficace. Sur son album Le Gros Cru 2, Chantal Francke interprètera Le clito, une version féminine du Zizi. Reprenant la même structure que la chanson originale et un rythme similaire, la pièce se permet cependant de critiquer le « phallocentrisme » de la société sous un faux air de féminisme: « Tous les hommes sont bourrés de complexes, oh gué oh gué/Ils n’arrêtent pas de parler de leur sexe, oh gué oh gué/Comme s’ils avaient deux nombrils/Un au bide, l’autre au zizi« . S’ensuivent alors des descriptions assez graphiques (et cocasses) de différents clitoris – oreilles chastes s’abstenir!