Un destin lié au Chili, première partie – Salvador Allende

Né le 26 juin 1908 à Valparaiso au sein d’une famille progressiste, Salvador Allende poursuivra tout au long de sa vie une carrière politique ancrée à gauche; il est vice-président de la Fédération Étudiante de l’Université du Chili (FECH), puis devient en 1933 l’un des membres fondateurs du Parti Socialiste du Chili. Ayant rapidement monté les échelons et ayant un doctorat de médecine en poche, il est fin prêt pour un poste au gouvernement. Allende obtient sa chance lorsqu’il est nommé ministre de la santé dans le cabinet d’Aguirre Cerda en 1939. Le Valparaisien entame alors une série de réformes pour les moins nantis, comme les prolétaires et les veuves. Dans les années 50, il ira même jusqu’à jeter les bases pour un système de soins de santé universel, une première en Amérique du Sud. Sénateur depuis 1945, il tente à plusieurs reprises d’être élu président, mais échoue à trois reprises (1952, 1958, 1964); la quatrième fois sera la bonne. Le 4 septembre 1970, Salvador Allende est le premier socialiste à être élu à la tête d’un pays en Amérique du Sud.

Cependant, les réformes qu’il entame, tel que la nationalisation de matières premières (comme le cuivre) et les banques, ne sont pas appréciées par les cercles de droite, ni par les hautes sphères des États-Unis. Le président étasunien, Richard Nixon, intime alors son secrétaire d’état Henry Kissinger et la CIA de poursuivre une guerre économique contre le Chili afin de déstabiliser son gouvernement socialiste, et de le renverser.

En 1973, alors qu’il y a une crise constitutionnelle qui fait rage, une première tentative de renversement a lieu le 29 juin, appelé le Tanquetazo, mais celle-ci aboutie à un échec.  Deux mois plus tard, le 23 août, une majorité de la Chambre des députés passe une résolution portant sur « la violation grave de l’ordre constitutionnel et juridique de la République », par laquelle elle enjoint la police nationale et l’armée à y mettre fin; l’instabilité mène alors le Général Carlos Prats à démissionner le même jour en faveur d’Augusto Pinochet.

Le 11 septembre, alors que Salvador Allende doit prononcer un discours sur un référendum prochain, le palais présidentiel, la Moneda, est assiégé. Le président fait évacuer rapidement sa famille et le personnel, et s’enferme, refusant de se rendre aux généraux putschistes. Lorsque l’armée réussit enfin à forcer son entrée, Allende est déjà mort, suicidé d’un coup de carabine; son sang et celui de tant de ses partisans coulera, rouge, dû à un régime brutal qui s’emparera du pouvoir pendant 17 ans. Juste avant de mourir, il laissera ces quelques mots à la postérité, véritable testament d’un grand homme d’état:

Salvador Allende – Dernier discours

[Extrait]
« Travailleurs de ma patrie ! J’ai confiance au Chili et à son destin. D’autres hommes dépasseront les temps obscurs et amers durant lesquels la trahison prétendra s’imposer. Allez de l’avant tout en sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues sur lesquelles passeront des homme libres de construire une société meilleure. Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vivent les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles. J’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas inutile. Et que pour le moins il aura pour sanction morale : La punition de la félonie, de la lâcheté et de la trahison. » [Trad. de Lorena Bettocchi]

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Ce coup d’état contre une démocratie fait réagir aux quatre coins du monde. Parmi les réactions, notons que deux chansons françaises font allusion directement à Allende. La première, Valparaiso, est une création d’Annie Nobel et Philippe Richeux, écrite sur fond de musique andine. Nobel n’est pourtant pas une chanteuse engagée mais, racontera-t-elle plus tard, la nouvelle de la mort d’Allende l’aurait bouleversée et l’aurait poussée à écrire et terminer le jour même la pièce. Puis, elle s’entretiendra avec Colette Magny, chanteuse et militante d’extrême gauche, et cette dernière lui cédera sa place lors d’un gala de soutien au Chili; malade, c’est son compagnon Philippe Richeux qui chantera seul devant un public réceptif. Consciente qu’il s’agit là d’une goualante de qualité, Nobel s’empresse de l’enregistrer et la chanson se retrouvera dans les bacs l’année suivante (on peut d’ailleurs voir en mortaise la couverture du 45 tours, qui est un dessin de Plantu). 

Annie Nobel et Philippe Richeux – Valparaiso

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En 1976, Maxime Le Forestier, Colette Magny et Mara composeront ensemble Chili – Un peuple crève…, dont la pièce maîtresse est un texte lu par Le Forestier, accompagné par Magny en contre-chant ainsi que par quelques accords de guitare. Le style très dépouillé et les différents sons poussés par Colette, tel que des toussotements et des cris, donnent à cette pièce une saveur particulière, à la fois simple et tortueuse. Et, comme l’indique le titre, la chanson se veut être un véritable cri du coeur de la part de ces artistes afin d’exprimer leur solidarité avec les victimes de la répression au Chili.

Maxime Le Forestier – Un peuple crève

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En 1977, Léo Ferré, poète de gauche bien connu, composera une chanson hommage au président disparu; celle-ci figurera à son album La Frime. Pour ce faire, il utilisera quatre strophes parues dans un recueil auto-édité en 1974 intitulé Il est six heures ici et midi à New York. Le texte décapant et la musique inquiétante représentent bien une atmosphère à la fois combative et idéaliste. Le chansonnier monégasque en profite pour s’attaquer à certaines cibles de prédilection, comme les bourgeois (« Quand les mecs cravatés respireront quand même »), l’hypocrisie de la gauche caviar (« Même si pour la rime, on sort la Marseillaise/Avec un foulard rouge et des gants de chez Dior ») et l’ordre établi (« Quand les tueurs gagés crèveront dans la soie/Qu’ils soient Président ci ou Général de ça »).

Léo Ferré – Allende

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Enfin, plus près de nous, l’album sorti dans les années 2000 ¡Venceremos! mélange à la fois des chansons d’artistes chiliens comme Angel et Isabel Parra et quelques textes lus en français par Pierre Arditi, accompagné ou non par une guitare. Dans la même veine que Un peuple crève, ces extraits décrivent de façon poignante les évènements qui se sont déroulés au Chili, en distillant à la fois poésie et consternation. Dans l’extrait choisi, Arditi décrit Allende comme un homme à l’apparence ordinaire, sans « la magnifique gueule du Che », et qui était rempli de bonté et de désir d’équité… et dont la fin tragique a marqué l’histoire du Chili, lorsqu’il s’est donné la mort au lieu de fuir devant la dictature. L’acteur termine en ces mots: « Nous continuerons de crier que le peuple uni ne sera jamais vaincu », un écho au « El pueblo unido jamás será vencido« , chanson du groupe chilien Quilapayun sortie en 1973, quelques mois avant les faits, et qui deviendra l’hymne de la solidarité populaire au Chili. 

Pierre Arditi – L’espérance de la résurrection 

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Paroles

Léo Ferré – Allende

Annie Nobel – Valparaiso

Sources

Les 3 Horaces – Les mimes de la chanson

Selon l’historien romain Tite-Live, le conflit entre Rome et Albe-la-longue s’est résolu de façon plutôt insolite; les deux villes ont décidé de choisir chacune trois de leurs meilleurs hommes pour un seul combat, au lieu d’une guerre entre les deux camps. La légende veut qu’après la mort de ses deux frères, le dernier Horace ait vaincu les trois Curiaces. Si ce mythe a longtemps inspiré les auteurs et les peintres – Corneille, David, Brecht – il a également donné le nom d’un groupe de chanteurs des années 50. En effet, Jean-Claude Sergent, Michel Orphelin et François Parrot en ont probablement entendu parler sur les bancs d’école avant de créer ce groupe dans la veine des Quatre Barbus, mais avec un twist supplémentaire… ils y ajoutent du mime!

Le visage fardé de blanc, les trois Horaces portaient un costume noir moulant, ainsi que des chaussettes assorties de couleurs criardes (voir la photo en mortaise). Le trio s’amusait tantôt à faire des déplacements symétriques et des jeux de mains, s’amuser avec des accessoires souvent originaux et, plus particulièrement, mettre à l’instar de Marcel Marceau les expressions de leur visage à l’avant-plan. Repéré par Jacques Canetti, les trois Horaces deviennent des habitués du Trois Baudets (cela va de paire!) et sortent deux 45 tours en 1955. L’année suivante, ils enregistrent une goualante du grand Boris Vian lui-même, la Java martienne. 

Les 3 Horaces – La Java martienne

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Puis, entre 1956 et 1959, le trio aurait été mobilisé par le service militaire, alors que la France est en pleine guerre d’Algérie. Mais les 3 Horaces reviennent sains et saufs et endisquent d’autres 45 tours; ils en profitent également pour chanter les compositions d’auteurs, comme J’aime (les fleurs) de Ricet-Barrier, Les 400 coups de Ferré ou encore Commedia de Marie-Josée Neuville. Notons qu’en 1961, ils créeront la pièce Tango militaire, comme quoi même la guerre peut être une inspiration à la danse…

Les 3 Horaces – Le Tango militaire

Les 3 Horaces – J’aime (les fleurs)

Les 3 Horaces – Les 400 coups

Les 3 Horaces – Commedia

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Mais bientôt la carrière des trois Horaces s’estompent au début des années soixante. Après un pénultième disque sorti chez Unidisc en 1962, il faudra attendre plusieurs années avant leur ultime 45 tours. Ironie du sort, ce dernier porte sur une publicité de bière, et sera leur chant du cygne. À défaut d’être coriaces, les Horaces ont su quand même se tailler une place dans la chanson française.

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Paroles

Les 3 Horaces – Commedia
Les 3 Horaces – J’aime (les fleurs)
Les 3 Horaces – La Java martienne
Les 3 Horaces – La petite bête
Les 3 Horaces – Les 400 coups
Les 3 Horaces – Le Tango militaire

Sources

L’homme aux feuilles de chou – Les Oreilles de Serge Gainsbourg

Lorsque le jeune Gainsbourg débute sur les planches du music-hall, on le remarque tout de suite mais pour de mauvaises raisons. On se moque de son nez busqué et surtout de ses oreilles décollées… Serge n’a effectivement pas le look d’un jeune premier, d’autant plus que les rockers commencent à avoir la cote avec la jeunesse. Et il faut dire que ses cheveux très courts accentuent justement la taille de ses portugaises. Conscient de ses « défauts esthétiques », il déclare lui-même avoir un « physique inquiétant » lors d’une entrevue pour le J.T. dès 1961. Bientôt, Gainsbourg prendra sa revanche sur la société en amassant un nombre d’aventures galantes avec de jolies femmes, de Brigitte Bardot à Jane Birkin… et aussi par quelques chansons. On peut entendre par exemple dans son album-concept L’homme à tête de chou que ses « oreilles, après des mots comme ‘vieux con’, ‘pédale’, se changèrent en feuilles de chou ». Ici, dans la pièce Premiers symptômes, Gainsbourg joue sur deux tableaux. Premièrement, le mot « feuille » peut également signifier « oreille », un jeu de mots portant sur le titre de l’album L’homme à tête de chou; deuxièmement, il renverse sa propre expérience – ce sont les insultes qui causent l’apparence de ses oreilles, et non l’inverse.

Serge Gainsbourg – Premiers symptômes

Il faut aussi noter que Gainsbourg ajoutera goguenard qu’il est tout à fait comme la célèbre souris Mickey Mouse, c’est-à-dire qu’il a de grandes oreilles… et une longue queue! 

Clin d’oeil

Serge Gainsbourg - Vu de l'extérieurAu cours des années 60, Léo Ferré s’amourache de deux guenons, Pépée et Zaza, qu’il aperçoit lors d’un numéro de cirque à L’Alhambra. Pépée deviendra bientôt la coqueluche du chanteur français, ainsi que de sa femme Madeleine, au point tel où elle aura sa propre chambre et sera considérée comme la fille (!) du couple stérile. Un jour de 68, après la fuite de Léo, Madeleine fait appel à un chasseur du Lot afin qu’il abatte des animaux sur leur propriété, dont Pépée. Blessé et plein de rancoeur, Ferré compose alors une chanson en guise d’hommage au chimpanzé qu’il considérait comme son enfant. Dès les premières strophes de la goualante, on peut clairement entendre: « T’avais les oreilles de Gainsbourg/Mais toi, t’avais pas besoin d’scotch/Pour les r’plier la nuit/Tandis que lui… ben oui! ».

Léo Ferré – Pépée

Quelques années plus tard, Serge sortira l’album Vu de l’extérieur, dont la pochette sera ornée de plusieurs photographies de primates, ainsi que du chanteur. Était-ce de l’auto-dérision propre à Gainsbourg ou bien s’était-il inspiré de la chanson de Ferré?

Paroles

Léo Ferré – Pépée

Serge Gainsbourg – Premiers symptômes

Sources

¡No pasarán! – La guerre civile d’Espagne et la chanson française

Cette année marquera le 80e anniversaire du déclenchement de la guerre civile espagnole, un épisode sanglant de la péninsule ibérique qui marquera les esprits. Opposant les partisans d’une République légitime aux putschistes de Franco, le conflit divisera des pères et des fils, et même des frères de diverses alliances politiques. Dans le premier camp, l’on retrouve des communistes, des socialistes et des Espagnols fidèles à leur gouvernement; de l’autre, des nationalistes, des traditionalistes (monarchistes et fervents catholiques) et surtout des fascistes. Le bras de fer est enclenché le 18 juillet 1936, et pendant quatre années, le pays de Cervantès verra ses vignes abreuvées de sang et la République fléchir sous le lourd couperet des fasces. L’Europe et le monde observe ce conflit sans toutefois ouvertement y participer; l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste déploient des volontaires (la Légion Condor et le Corpo Truppe Voluntarie respectivement) pour lutter dans les rangs du futur Caudillo – de l’autre côté, l’URSS et les Brigades Internationales se mobilisent afin de renforcer le rempart républicain; des anarchistes, français et espagnols, rejoignent le front antifasciste mais se brouillent rapidement avec les communistes et les nationalistes catalans. Pendant quatre ans, la guerre rage et fait son lot de victimes de part et d’autre; les exactions politiques sont chose commune dans une guerre civile. Madrid tombe enfin le 26 mars 1939 et le généralissime Francisco Franco annonce la victoire des nationalistes moins d’une semaine plus tard, le premier avril, lors de l’allocution de l’último parte à la radio. Cela marque le début d’une nouvelle ère pour l’Espagne – désormais sous la coupe des militaires – et la fin du massacre fratricide…

Guernica

La situation politique de l’Espagne suscitera l’intérêt de nombreux artistes. Il suffit de penser à Guernica de Picasso, qui dépeint le bombardement de cette même ville par l’aviation allemande. Exposée à l’Exposition Universelle de Paris en 1937, la toile deviendra un des symboles les plus poignants des horreurs de la guerre. Le conflit sera également une source d’inspiration pour plusieurs chanteurs engagés de langue française et qui verront dans cette guerre civile le danger de la montée du fascisme.

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Jean Ferrat – Federico Garcia Lorca, Maria et Un jour, un jour

Chanteur connu pour son engagement à gauche, Jean Ferrat crée à lui seul trois morceaux sur la guerre civile d’Espagne. Il signe dès son premier album Deux enfants au soleil, sorti en 1961, une chanson en hommage au poète disparu Federico Garcia Lorca.

Figure de proue du mouvement littéraire Génération de 27, Garcia Lorca est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands poètes de son époque, par son style riche en symbolique et sa fluidité contagieuse. Victime malheureuse des franquistes, ce dernier a été lâchement assassiné dans sa province de Grenade natale et, jusqu’à ce jour, sa dépouille n’a toujours pas été identifiée.

Désirant donc honorer sa mémoire, Ferrat recrée les derniers instants du poète espagnol et son assassinat aux mains des nationalistes, sous la houppe de la guardia civil. Juxtaposant « De noirs taureaux font mugir la montagne » et « Et vous Gitans, serrez bien vos compagnes », il semble faire écho à la Marseillaise, symbole par excellence de la République. Et, en guise de conclusion, Ferrat achève par cette dernière parole, apocryphe: 

Non, jamais je n’atteindrai Grenade
« Bien que j’en sache le chemin »

Jean Ferrat – Federico Garcia Lorca

Quelques années plus tard, Ferrat récidive avec deux autres goualantes sur son album sorti en 1967, intitulé Maria. La pièce titre illustre la guerre civile de façon particulière – sans prendre position, il s’agit tout simplement d’un désaccord politique de deux frères nés d’une même mère, Maria, la prosopopée ibérique et républicaine semblable à la Marianne française. Fait étrange puisque le chanteur ardéchois est fortement engagé à gauche et cette vision neutre du conflit ne semble pas cadrer avec son discours habituel. D’ailleurs, il faut noter que Maria n’a pas été écrite par Ferrat, mais bien par Jean-Claude Massoulier, plutôt connu pour un répertoire de chansons d’un registre comique ou léger. Outre Maria, mentionnons aussi Un jour, un jour, un poème écrit par Louis Aragon dans son recueil Le fou d’Elsa, publié en 1963. Mise en musique par Ferrat, la pièce évoque Garcia Lorca et alterne entre une vision pessimiste d’un monde belliqueux et l’espoir prochain d’une paix nouvelle.

Et cette bouche absente et Lorca qui s’est tu
Emplissant tout à coup l’univers de silence
Contre les violents tourne la violence
Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue

Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche

Jean Ferrat – Un jour, un jour

Jean Ferrat – Maria

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Leny Escudero – Vivre pour des idées et El Paso del Ebro

Crédit: Michel Bourdais

Fils de républicains espagnols, Leny Escudero n’a que six ans lorsque ses parents s’exilent en France lors de l’avènement de Franco. Toute sa vie durant, le chanteur originaire d’Espinal conservera une méfiance (voire défiance) envers l’autorité et sera farouchement engagé à gauche. Bien évidemment, la guerre civile d’Espagne occupera une importance non négligeable dans sa vie, causant un déracinement dont il ne se remettra jamais. En 1973, Escudero enregistrera Vivre pour des idées, un clin d’oeil évident à la chanson de Brassens, Mourir pour des idées, sortie l’année d’avant. Si la goualante du Sétois se moque ouvertement des religieux qui appellent à se sacrifier au nom de Dieu, alors que ceux-ci veulent mourir « mais de mort lente », Escudero évoque au contraire un engagement sans concession pour « apprendre à lire et à écrire ». Et que dira son père, républicain analphabète qui s’était exilé à cause de ses opinions politiques?

Alors mon père m’a dit « Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident »

Leny Escudero – Vivre pour des idées

En 1997, le chanteur ténébreux gravera sur disque El paso del Ebro, une chanson traditionnelle datant du temps des guerres napoléoniennes qui a été repris par les Républicains lors de la guerre civile espagnole. Cependant, pour marquer l’aspect mélancolique de la pièce et renforcer sa nostalgie, Escudero interprétera la chanson sur une musique de tango, et non comme un paso doble traditionnel.

Leny Escudero – El paso del Ebro

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Léo Ferré – Franco la Muerte et Les Anarchistes


Bien connu pour ses positions à gauche, Léo Ferré a longtemps affiché haut et fort ses couleurs. Il suffit d’écouter Franco la Muerte (« Franco la Mort ») pour entendre le grand chansonnier déverser son amertume et sa haine sur le dictateur espagnol: Tu t’es marié à la Camarde/Pour mieux baiser les camarades/Les anarchistes qu’on moucharde/Pendant que l’Europe bavarde. Ici, Ferré souligne l’inaction des autres états à intervenir officiellement pour arrêter le putsch franquiste alors que l’armée du Caudillo massacre les anarchistes et les communistes (« camarades »). Parlant de littérature et évoquant
Garcia Lorca, il précise que Franco n’est que « sa rature », une boutade pour bien renforcer le fait que le dictateur est aux antipodes de la culture. Grimau, qu’il mentionne à deux reprises, n’est autre que Julian Grimau, dirigeant du parti communiste, qui sera fusillé par le régime franquiste deux jours après la tenue d’un procès-spectacle le 18 avril 1963. 

Léo Ferré – Franco la Muerte

Mais là ne s’arrête pas Ferré au sujet de l’Espagne. En effet, il chantera en plein Mai 68 une des goualantes les plus emblématiques de sa carrière – et qui fut également la dernière qu’il chantera avant de faire ses adieux à la scène. Lors de « la nuit des barricades » du 10 mai, Ferré crée Les Anarchistes devant un public venu l’entendre dans la salle de la Mutualité. Dès la première strophe, le ton est donné:

Y’en a pas un sur cent et pourtant ils existent
La plupart espagnols, allez savoir pourquoi
Faut croire qu’en Espagne, on ne les comprend pas

Léo Ferré – Les Anarchistes

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Salvatore Adamo – Manuel

En 1976, un an après la mort du Caudillo, Salvatore Adamo entamera une tournée en Espagne et s’en inspirera pour composer Manuel, une chanson en hommage aux victimes de la guerre civile. Cette pièce sera de fait interdite par la censure espagnole, comme quoi le fantôme de Franco planait toujours sur la péninsule ibérique, même après sa mort. Dans une goualante très poétique, le chanteur sicilien de naissance donne la parole à l’arbre, la rivière, la montagne avant de passer au geôlier, qui voit un grand nombre de « Manuel », pour enfin aboutir à la lumière, qui ajoute:

On m’avait laissée pour morte
Mais je brille beaucoup plus forte
Car Manuel m’a rallumée
Au feu de la liberté 

L’utilisation du nom Manuel est peut-être une référence à Manuel Chaves Nogales, un reporter qui a couvert la guerre civile et avait dû s’exiler en Angleterre pour échapper à la Gestapo. Le journaliste rapporta toutes les horreurs dont il fut témoin dans « A sangre y fuego », qui fut publié au Chili en 1937 et réédité en Espagne… en 2001. Une traduction française est d’ailleurs disponible aux Éditions Quai Voltaire, sous le titre « À feu et à sang: héros, brutes et martyrs d’Espagne ».

Il pourrait aussi s’agir de Manuel Razola, qui fut incarcéré dans le camp de concentration de Mauthausen pendant la Seconde Guerre mondiale. Un triangle bleu apposé à son pyjama à rayure – symbole des apatrides d’origine espagnole – deviendra le titre du livre (« Triángulo Azul ») qu’il co-écrira avec un autre survivant, Mariano Constante, sur son expérience. En 1975, Razola visitera le camp trente ans après sa libération et peut-être est-ce cela qui a inspiré la chanson d’Adamo.

Paroles

Salvatore Adamo – Manuel

Leny Escudero – Vivre pour des idées

Jean Ferrat – Federico Garcia Lorca
Jean Ferrat – Maria
Jean Ferrat – Un jour, un jour

Léo Ferré – Franco la Muerte
Léo Ferré – Les Anarchistes

Sources

Monsieur William – Une collaboration signée Caussimon-Ferré

En 1947, Jean-Roger Caussimon sirote un verre bien tranquillement accoudé au zinc du Lapin agile. Il venait de déclamer sur scène quelques uns de ses poèmes, lorsqu’un jeune homme à binocles s’approche de lui. L’inconnu, tout de noir vêtu, lui propose de mettre en musique une des créations de Caussimon, À la Seine. Le poète accepte volontiers, sans savoir qu’il vient de confier un de ses enfants nul autre que… Léo Ferré. Cette collaboration, et chaude amitié, durera presque quatre décennies ; si seulement toutes les relations débutées dans un bar pouvait durer aussi longtemps ! 

Ce ne fut là que le début du tandem Caussimon-Ferré, dont la fructueuse collaboration compte également dans ses rangs la mise en musique de Mon Camarade, Nous deux, Mon Sébasto, Comme à Ostende… Certains textes plaisent et inspirent immédiatement Ferré, comme Ne chantez pas la mort, qu’il met en musique et chante à l’Olympia quelques jours à peine après réception du texte. D’autres textes, par contre, n’ont pas plu du tout au poète monégasque, tel que Le temps du tango, qui a bien failli finir aux oubliettes… Fort heureusement que la douce moitié de Léo Ferré saura le persuader. En 1953, une autre goualante voit le jour sous les doigts du poète sans Dieu ni maître : il s’agit de Monsieur William, un employé « modèle » trouvant la mort lors d’un différend au sujet d’une femme de petite vertu…

Monsieur William (1953)

Monsieur William, version dépouillée de l’Olympia (1955)

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Reprise

Cependant, ce ne sera pas Léo Ferré lui-même qui créera le morceau ; cet honneur reviendra au duo très méconnu aujourd’hui Marc et André, composé de Marc Chevalier et d’André Schlesser. Puis, Monsieur William sera repris par plusieurs autres, allant des Frères Jacques jusqu’à Philippe Léotard, en passant par l’auteur originel ; endisquant son premier 33 tours à l’aube de la cinquantaine, Caussimon chantera Monsieur William à son tour.

Les Frères Jacques – Monsieur William

Philippe Léotard – Monsieur William

Jean-Roger Caussimon – Monsieur William

Reprise en vidéo

Le 5 juin 1961, Philippe Clay chantera la goualante devant caméra, en se laissant aller à une pantomime digne de Valentin le désossé. L’interprétation de Clay donne à Monsieur William une dimension grave, bien plus encore que Ferré, étant beaucoup plus près du slam moderne que de la chanson de cabaret. En extra, il faut remarquer qu’une partie du décor rappelle les gratte-ciels de New York, clin d’oeil à l’origine de l’employé modèle.

Pianiste de cabaret, l’homme à tête de chou a longtemps eu à son répertoire Monsieur William et décida en 1968 d’y faire une version plus moderne. Dans celle-ci, beaucoup plus rythmée et enjouée, les coeurs sont constitués de femmes à l’accent angliche, une interprétation peut-être plus sourcière pour rappeler les origines de Monsieur William. Cette version devait faire partie d’un projet que caressait – sûrement lubriquement – Gainsbourg : un album de reprises où devait également figurer La complainte de la butte et Comme un p’tit coquelicot… 

Paroles

Jean-Roger Caussimon – Monsieur William

Philippe Clay – Monsieur William

Léo Ferré – Monsieur William

Serge Gainsbourg – Monsieur William

Philippe Léotard – Monsieur William

Les Frères Jacques – Monsieur William

Discographie

Pour Léo Ferré

1953 – 33 tours LP : Monsieur William/La Chambre/Vitrines/Le Pont Mirabeau/Judas/Notre amour/…Et des clous/Les Cloches de Notre-Dame/Paris canaille

1958 – 45 tours LP : Paris-canaille/Monsieur William/L’homme/Le piano du pauvre

Pour Les Frères Jacques

1953 – 78 tours SP : Barbarie/Monsieur William

195? – 33 tours LP : Le Saint-Médard/Jour de colère/Page d’écriture/Complainte mécanique/La queue du chat/Monsieur William/Petite fable sans morgue

Pour Marc et André

1958 – 45 tours EP : L’Île Saint-Louis/Le chemin des oliviers/Le voilier l’Espérance/Monsieur William 

Sources

  • AUDIGIER, A. Les compagnons pianistes. Paris : L’Harmattan, 2010, p. 38.
  • PEREY, I. C. 120 chansons que l’on fredonne : Petites histoires et anecdotes. Paris : Éditions Didier Carpentier, 2008, p. 93-94.
  • VERLANT, G. Gainsbourg. Paris : Albin Michel, 2000, p. 31 & 117.
  • ENCYCLOPÉDISQUE [www.encyclopedisque.fr] Consulté le 15 juin 2014.

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