L’homme fossile

Serge Reggiani – L’homme fossile
(P. Tisserand)

V’là trois millions d’années que j’ dormais dans la tourbe
Quand un méchant coup d’ pioche me trancha net le col
Et me fit effectuer une gracieuse courbe
À la fin de laquelle je plongeai dans l’ formol
D’abord on a voulu m’ consolider la face
On se mit à m’ brosser mâchoire et temporal
Suivit un shampooing au bichromate de potasse
Puis on noua un’ faveur autour d’ mon pariétal

Du jour au lendemain je devins une vedette
Journaux, télévision, y en avait que pour moi
Tant et si bien du reste que les autres squelettes
Se jugeant délaissés me battaient un peu froid
Enfin les scientifiques suivant coutumes et us
Voulant me baptiser de par un nom latin
M’ont appelé Pithécanthropus Erectus
Erectus ça m’ va bien moi qu’étais chaud lapin

Et ces messieurs savants à bottines et pince-nez
Sur le vu d’un p’tit os ou d’une prémolaire
Comprirent que j’ possédais de sacrées facultés
Qui me différenciaient des autres mammifères
Ils ont dit que j’étais un virtuose du gourdin
Qui assommait bisons, aurochs et bonne fortune
Que j’étais drôlement doué pour les petits dessins
De Vénus callipyge aux tétons comme la lune

Ils ont dit que j’ vivais jadis dans une grotte
Ils ont dit tellement d’ choses, tellement de trucs curieux
Qu’ j’étais couvert de poils et qu’ j’avais pas de culotte
Alors que j’habitais un pavillon d’ banlieue
J’étais comme tout le monde, pétri de bonnes manières
Tous les dimanches matins, je jouais au tiercé
Je portais des cols durs et des bandages herniaires
C’était avant la guerre, avant qu’ tout ait sauté

C’était voilà maintenant bien trois millions d’années
Vous n’avez rien à craindre y a plus de retombées