Je m’voyais déjà

Charles Aznavour – Je m’voyais déjà
(C. Aznavour)

A dix-huit ans, j’ai quitté ma province,
Bien décidé à empoigner la vie.
Le cœur léger et le bagage mince.
J’étais certain de conquérir Paris.
Chez le tailleur le plus chic j’ai fait faire
Ce complet bleu qui était du dernier cri ;
Les photos, les chansons et les orchestrations
Ont eu raison de mes économies.

Je m’voyais déjà en haut de l’affiche
En dix fois plus gros que n’importe qui mon nom s’étalait !
Je m’voyais déjà adulé et riche,
Signant mes photos aux admirateurs qui se bousculaient.
J’étais le plus grand des grands fantaisistes
Faisant un succès si fort que les gens m’acclamaient debout ;
Je m’voyais déjà cherchant dans ma liste
Celle qui le soir pourrait par faveur se pendre à mon cou.

Mes traits ont vieilli, bien sûr, sous mon maquillage
Mais la voix est là, le geste est précis et j’ai du ressort ;
Mon cœur s’est aigri un peu en prenant de l’âge
Mais j’ai des idées, j’connais mon métier et j’y crois encore.
Rien que sous mes pieds de sentir la scène,
De voir devant moi un public assis, j’ai le cœur battant.
On m’a pas aidé, je n’ai pas eu d’veine
Mais au fond de moi, je suis sur au moins que j’ai du talent.

Mon complet bleu, y a trente ans que j’le porte
Et mes chansons ne font rire que moi ;
J’cours le cachet, je fais du porte à porte
Pour subsister, je fais n’importe quoi.
Je n’ai connu que des succès faciles :
Des trains de nuit et des filles à soldats,
Les minables cachets, les valises à porter,
Les p’tits meublés et les maigres repas.

Je m’voyais déjà en photographie,
Au bras d’une star l’hiver dans la neige, l’été au soleil !
Je m’voyais déjà racontant ma vie,
L’air désabusé à des débutants friands de conseils.
J’ouvrais calmement les soirs de première,
Mille télégrammes de ce Tout-Paris qui nous fait si peur ;
Et mourant de trac devant ce parterre
Entrer sur la scène sous les ovations et les projecteurs.

J’ai tout essayé pourtant pour sortir du nombre : 
J’ai chanté l’amour, j’ai fait du comique et d’la fantaisie !
Si tout a raté pour moi, si je suis dans l’ombre
Ce n’est pas ma faut’ mais cell’ du public qui n’a rien compris.
On ne m’a jamais accordé ma chance :
D’autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d’argent.
Moi, j’étais trop pur ou trop en avance
Mais un jour viendra je leur montrerai que j’ai du talent !

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