Du hit parade à la parodie – Les Élucubrations d’Antoine

En 1966, un jeune homme de 22 ans issu des rangs de l’École Centrale allait provoquer tout un tabac. Pierre Antoine Muraccioli, dit Antoine, lance après Autoroute Européenne Numéro 4 ses célèbres Élucubrations. Enregistrée en décembre 1965, la chanson fait tout de suite sensation, devenant première au hit-parade entre le 23 mars et le 13 avril, et Antoine vend près de 350 000 albums pendant cette période ! Dans cette chanson, Antoine y revendique ardemment le mode de vie hippie, alors en pleine éclosion dans le monde anglo-saxon, en parlant entre autres de cheveux longs et de chemises à fleurs ; c’est le début de l’époque yéyé. Il mentionne au détour également la pilule contraceptive, alors interdite en France et qui n’aura droit de vente qu’un an plus tard, sous la loi Neuwirth.

Antoine – Les Élucubrations

Antoine est cependant beau joueur ; il endisque la même année une autre chanson sur ses élucubrations, s’auto-pastichant alors dans Les contre-éculubrations d’Antoine. La chanson démarre exactement avec les premières lignes des Élucubrations d’Antoine, mais légèrement modifiées : « Ta mère t’a dit « Antoine, fais-toi couper les cheveux »/T’aurais mieux fait de le faire, tu serais beaucoup mieux/Comme ça, on serait les seuls à se faire remarquer/On serait les seuls à élucubrer ». Mais loin de se tourner en dérision, Antoine profite pour marteler sa philosophie – il se moque de sa gloire nouvelle et, surtout, de la jalousie des autres…

Antoine et les Problèmes – Les Contre-Élucubrations

Le chanteur yéyé reprendra son succès en espagnol (Les lucubraciones de Antoine), en italien (Le Divazioni d’Antoine) et aussi en allemand (Ich, Antoine). En 1978, il reprendra encore une fois sa célèbre chanson dans Elucubrations revisited.

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Évidemment, le succès inespéré d’Antoine ne plaît pas à tout le monde, et les réponses, voire les parodies, fusent. Le chanteur à la chemise à fleurs est premièrement pastiché par Jean Yanne et Jacques Martin, sur un disque 45 tours contenant deux plages par face. On y entend les Émancipations d’Alphonse (parodie champêtre), les Pérégrinations d’Anselme, les Préoccupations d’Antime (parodie homosexuelle) et les Revendications d’Albert (parodie communiste), les quatre repiquant certains thèmes abordés par Antoine comme les cheveux longs, les chemises à fleurs, l’engagement à gauche et Yvette Horner. D’entre les quatre, les Pérégrinations d’Anselme frappent le plus fort: « Alors je fis le geste qu’Antoine aurait dû faire/je pris mon oeuvre en main et me la mis au derrière« .

Les Émancipations d’Alphonse

Les Pérégrinations d’Anselme

Les Préoccupations d’Antime

Les Revendications d’Albert

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Puis, c’est le tour de Jean-Michel Rivat, avec ses Hallucinations d’Édouard, de se payer la tête du chanteur avec une caricature à gros traits. Non seulement décide-t-il de tourner en ridicule les cheveux longs et les chemises à fleurs d’Antoine, mais la pochette du disque le présente grimé en « Léon« , nom affectueux dont il affuble l’artiste hippie. D’ailleurs, il suggère à ce même Léon de renier l’harmonica au profit de l’accordéon, instrument de prédilection de la Horner ! Cependant, la chanson sera interdite de vente à cause d’un litige. En effet, on accuse « Édouard » de plagiat, et c’est Rivat lui-même qui répondra par une autre goualante « N’aie pas peur Antoinette« …

Jean-Michel Rivat – Les Hallucinations d’Édouard

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Pierre Gilbert, humoriste très peu connu aujourd’hui, se mêle également de la partie. Ayant auparavant pastiché les yéyés en 1963, il s’en prend aussi à Antoine en enregistrant Les Antoineries, en 1966Gilbert, d’un certain âge, se moque de cette nouvelle mode jeune, qu’il ne comprend manifestement pas et qu’il trouve ridicule. Fait intéressant, ce qui distingue particulièrement cette parodie-ci des autres est l’évocation des études en ingénierie du chanteur. Toutefois, Gilbert insiste sur le fait que si Antoine construisait des ponts, il ne les utiliserait certainement pas. Que de mauvaise foi, Pierre !

Pierre Gilbert – Les Antoineries

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Mais cela ne s’arrête pas là ! Une des phrases les plus assassines de la chanson originale attaque directement l’idole des jeunes, Johnny Hallyday : « Tout devrait changer tout le temps/Le monde serait bien plus amusant/On verrait des avions dans les couloirs du métro/Et Johnny Hallyday en cage à Médrano« . Le rockeur réplique par une chanson ayant pour titre une phrase que Schopenhauer employait pour décrire les femmes : Cheveux longs et idées courtes. Johnny s’y laisse aller, se moquant du pacifisme prôné par Antoine (en faisant allusion entre autres aux immolations de moines au Viet-Nam). Et si le solo d’harmonica n’avait pas suffi au clin d’oeil moqueur qu’il fait à Antoine, Hallyday persiste et signe : « Si les mots suffisaient/Pour tout réaliser/Tout en restant assis/Avec les bras croisés/Je sais que dans une cage/Je serai enfermé/Mais c’est une autre histoire/Que de m’y faire entrer…« 

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Cette guerre déclarée entre le rockeur et le yéyé provoque les commentaires de quelques compères du milieu de la chanson. La même année, France Gall expose le conflit – tout en adoptant une position plutôt neutre – dans sa pièce La Guerre des Chansons, où elle se demande pourquoi c’est : La guerre des chansons/À coups d’harmonica/De guitare sous le bras/Ils se dévorent comme des lions/Et tout ça, à cause des cheveux longs. Pacifiste, elle ajoute même qu’elle aime cette « guerre » puisque les seules victimes sont l’amour-propre des deux chanteurs.

France Gall – La guerre des chansons

Éternel rival et ami de Johnny Hallyday, Eddy Mitchell lui aussi se prononcera sur la situation, en chantant sa Chronique de l’an 2000. Enfin, il paraîtrait que le chanteur du plat pays, Jacques Brel lui-même, aurait glissé une allusion à Antoine dans sa chanson Les Bonbons 67. Interprétant un personnage un peu benêt, le grand Jacques tente en vain de reconquérir son ancienne flamme en lui disant comment il a évolué depuis leur dernière rencontre. Il faut bien noter qu’il y a une allusion à des cheveux qui poussent (et qui sont peut-être longs), et à la paix au Viêt-Nam… 

Germaine, j’écoute pousser mes cheveux
Je fais « glouglou », je fais « miam miam »
Je défile criant: « Paix au Viêt-Nam ! »
Parce qu’enfin, enfin, j’ai mes opinions !

Jacques Brel – Les bonbons 67

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Clin d’oeil

Assurancetourix chante les Élucubrations

La chanson phare d’Antoine fera même des vagues dans le monde de la bande dessinée! Goscinny, aimant ajouter des références souvent anachroniques dans Astérix, s’en donnera à coeur joie dans l’album Astérix et les Normands. Lorsque le barde gaulois mal-aimé sera encouragé à chanter devant les terribles envahisseurs du Nord, il choisira d’interpréter une pièce beaucoup plus dynamique et moderne que d’habitude: Les Élucubrations… d’Assurancetourix! On peut d’ailleurs remarquer que les paroles originales sont légèrement modifiées pour marquer son caractère gaulois, puisqu’il s’agit ici de « tresser » les cheveux, et non de les couper!

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Paroles

Antoine – Les Élucubrations

Jacques Brel – Les bonbons 67

Édouard – Les Hallucinations d’Édouard

France Gall – La guerre des chansons

Pierre Gilbert – Les Antoineries

Johnny Hallyday – Cheveux longs et idées courtes

Jean Yanne et Jacques Martin – Les Émancipations d’Alphonse
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Pérégrinations d’Anselme
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Préoccupations d’Antime
Jean Yanne et Jacques Martin – Les Revendications d’Albert

Sources

  • CHAUVEAU, S. « Les espoirs déçus de la loi Neuwirth », in Clio : Histoire, femmes et sociétés (Vol. 18), Toulouse : Clio & Presses Universitaires du Mirail, 2003.
  • GOSCINNY, René et UDERZO, Albert. Astérix et les Normands. Dargaud: Saint-Amand, 1992, p. 43.
  • MARTINI, E. La Femme : Ce qu’en disent les religions. Sine loco : Éditions de l’Atelier, 2002, p. 18.
  • PESSIS, J. et LEDUC, E. Chronique de la chanson française, Éd. Chronique, 2003, p. 116.
  • PLATZER, F. Le Top 100 de la chanson française. Paris : Ellipses Éditions, 2014, p. 98-99.
  • TACHIN, A. Amie et Rivale : La Grand-Bretagne dans l’imaginaire français à l’époque Gaullienne (Vol. 3). Bruxelles : Peter Lang Editions, 2009, p. 229.
  • VINYL MANIAQUE [http://www.vinylmaniaque.com/repertoire3/scans-recap-8bis-elucubrations.html] Consulté le 28 décembre 2013.

4 réflexions sur “Du hit parade à la parodie – Les Élucubrations d’Antoine

  1. Bonjour,

    Je fus parfaitement contemporain de cette guéguerre « Antoine vs Halliday » et votre billet me plonge donc dans une certaine nostalgie.
    A peu près à la même époque et depuis un peu avant, j’adorais ce chanteur belge : Ferré Grignard, un sorte de Dylan du plat pays et un garçon épatant.
    Je l’avais découvert grâce à des accointances que j’avais, dans le nord de la France et en Belgique, là où il avait quelque audience. J’avais son premier 33 tours, « Ring, ring, I’ve got to sing », et j’en avais appris la plupart des morceaux. Surtout le « Drunken sailor », un traditionnel.
    Aussi, quand le chanteur de variété, un peu belge lui aussi, a pris la mouche et s’est fendu de son ridicule « Cheveux longs, idées courtes », mon oreille et mon sang n’ont fait qu’un tour :
    – Il a osé !

    Evidemment, nulle part Ferré Grignard n’était crédité sur les pochettes ni sur les rondelles et il ne s’est agi en aucun cas d’une adaptation : ce qu’a chanté « l’idole des jeunes » n’avait absolument rien à voir avec les paroles originales.
    A l’époque, cette indélicatesse n’a pas fait grand bruit mais je vois que depuis elle est signalée sur Internet :

    Cliquer pour accéder à my_crucified_jesus.pdf

    Et l’original, le voici :

    A ce propos, j’adorerais que l’un de vos futurs billets traite de cette indécence de l’époque : la variété française qui s’appropriait en douce des musiques venues d’ailleurs. Sans que jamais l’emprunt furtif ne soit signalé.

    Mais là, il y a du boulot !

    Bien cordialement.

  2. Ping : Chanteur fou ou scientifique chevronné – Le cas étrange de Dr Sternheimer et Évariste | Le Net plus ultra de la chanson française

  3. Dans « Les bonbons 67″, Brel n’essaye aucunement de reconquérir Germaine. Justement, c’est tout l’inverse, il vient rechercher les bonbons qu’il lui avait donnés par défaut, trois ans avant dans la chanson  » Les bonbons ».

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